L’avant Octobre : L’insoutenable romantisme du marxisme occidental

L’avant Octobre : L’insoutenable romantisme du marxisme occidental

Source : Before October: The Unbearable Romanticism of Western Marxism - Monthly Review – Roland Boer - 08/10/2011

La plupart des marxistes occidentaux souffrent d’un profond ressentiment : ils n’ont jamais connu de révolution communiste réussie. Pour une raison inexplicable, toutes ces révolutions réussies ont eu lieu à l’Est : Russie, Bulgarie, Roumanie, Yougoslavie, Hongrie, Tchécoslovaquie, Pologne, Chine, Vietnam, etc. Et aucune des quelques révolutions qui ont eu lieu à « l’Ouest », de la Finlande à l’Allemagne, n’a réussi. La seule exception, Cuba, confirme la règle, car le basculement de la révolution cubaine dans le communisme et le soutien russe se sont produits après celle-ci.

Le ressentiment des marxistes occidentaux à l’égard des révolutions réussies de l’Est se manifeste par un mélange complexe de rejet et de romantisme insupportable. Ce dernier apparaît par cette thèse : la révolution parfaite est encore à venir, elle se produira à un moment utopique indéfinissable dans le futur. Les critères de ce qui constitue un tel moment romantique changent constamment, selon la position que l’on adopte, mais ils restent tous dans le futur, n’ont pas encore été réalisés, offrent un changement qualitatif encore inimaginable et n’ont certainement pas besoin d’une armée. Il va sans dire que toutes les révolutions réussies de l’Est échouent au test, car elles ont inévitablement connu des difficultés, ont été trahies, sont tombées en disgrâce, se sont détournées des idéaux révolutionnaires romantiques. En bref, elles ont « échoué ». Et le nom de code de cet « échec » est Staline. À partir du moment où une révolution devient « stalinienne » – ce qui a été le cas pour toutes les révolutions selon les marxistes occidentaux – il ne s’agit plus d’une véritable révolution. Et les germes de cet échec étaient déjà présents au moment de la révolution elle-même.

Je voudrais aborder ce romantisme révolutionnaire en trois étapes, l’une concernant un incident récent en relation avec la Chine, une autre traitant d’un argument curieux concernant la Norvège et une troisième en considérant ce que l’on pourrait appeler les récits de « déchéance » en relation avec la première révolution communiste réussie, à savoir la révolution russe.

Le communisme chinois

Au fil de mes visites en Chine, où j’ai enseigné, voyagé et participé à d’interminables discussions avec des marxistes, j’ai constaté que la plupart de mes idées préconçues ont été complètement balayées et se sont complexifiées. Lentement, j’ai commencé à partager le sentiment de mes interlocuteurs chinois : l’approche des marxistes occidentaux manquaient de sophistication. J’ai donc contacté les organisateurs d’une conférence annuelle très suivie, d’une revue et d’une série de livres très en vogue – Historical Materialism. L’idée était d’organiser un ou deux débats sur « le communisme en Chine aujourd’hui » lors de deux conférences. Nous rassemblerions quelques experts chinois qui s’engageraient dans un débat détaillé sur le marxisme en Chine.

Les réponses ont été décevantes et prévisibles : « La Chine est-elle encore vraiment communiste ? » « Y a-t-il encore des marxistes en Chine ? » « Si oui, ils ne savent pas de quoi ils parlent ». « Qu’en est-il de la liberté, de la démocratie, des travailleurs ? » À la suggestion d’un panel de conférence, j’ai reçu un « non » catégorique, rejetant le marxisme en Chine comme étant au minimum peu sophistiqué, sinon comme ayant trahi un idéal impossible. J’avais pensé que les adeptes du matérialisme historique seraient plus ouverts à un débat vigoureux, qui explorerait les questions d’une manière qui permettrait de dépasser de telles idées préconçues. Pourtant, j’aurais dû m’y attendre, car j’ai rencontré des réponses similaires de la plupart des marxistes occidentaux : La Chine n’est pas vraiment communiste, elle ne vaut donc pas la peine d’être étudiée. Parfois, mon interlocuteur suggère que la Chine est « diabolique », qu’elle cherche à dominer le monde, que nous devons craindre l’empire chinois. Si j’insiste, mon interlocuteur citera un article du Washington Post, du New York Times ou d’un autre journal occidental comme « preuve ». Et si je fais référence à une source chinoise, elle est rejetée comme étant biaisée ou peu fiable. Dans ce domaine, ces marxistes occidentaux ne sont pas différents des critiques bourgeois de la Chine.

Le socialisme bourgeois de la Norvège

Le deuxième exemple est encore plus étonnant.1 Selon certaines sources, la Norvège aurait atteint le socialisme sans révolution. Oubliez ces révolutions désordonnées et « ratées » de l’Est ; en Norvège, le socialisme est arrivé par des moyens pacifiques. En voici l’argumentaire :

  • La bourgeoisie est absolument dominante.
  • Elle est fermement ancrée à gauche.
  • Elle soutient l’État-providence norvégien.
  • La classe ouvrière a été largement démantelée, puisque tous ses souhaits ont été satisfaits.
  • Ce qui reste de la classe ouvrière est fermement à droite.
  • Conclusion : La Norvège est un pays socialiste.

Comment pouvons-nous donner un sens à ces déclarations contradictoires ? Arrêtons-nous un instant sur cet exposé. Cela signifierait que la Norvège a réussi à atteindre le socialisme par une voie non révolutionnaire. Autrement dit, ce pays est une manifestation de l’argument de Bernstein (social-démocrate allemand de la fin du XIXe siècle) selon lequel il suffit de persuader la bourgeoisie des avantages du socialisme pour qu’elle s’éveille. À l’époque, Bernstein s’est rapidement retrouvé en dehors du mouvement socialiste, mais son heure est peut-être venue – si l’on en croit cet argumentaire.

Maintenant, je peux effectivement affirmer que la Norvège est probablement l’un des endroits les plus bourgeois que vous puissiez visiter, c’est un réel exemple du succès omniprésent du projet bourgeois. Le problème est que ce qui passe pour du « socialisme » dans l’esprit de certains de ses habitants est en fait le bon vieux libéralisme dans son expression authentique (qui conduit à défendre le féminisme, les gays, les immigrants, etc.) Je me pose donc la question suivante : la Norvège est-elle vraiment un cas d’exception bernsteinienne, au point d’être une exception pour le reste du monde, en réalisant ce qui ne peut être qu’un état « socialiste chardonnay » ? Bien sûr que non, car il s’agit d’une autre manifestation du ressentiment à l’égard des révolutions réussies de l’Est : la révolution parfaite, occidentale, a vraiment eu lieu, et elle n’était pas communiste.

La révolution russe : Le récit d’une « disgrâce ».

Le troisième exemple de romantisme insupportable se manifeste dans ce que j’appelle les récits de « disgrâce ». Par récit de disgrâce, je fais référence à l’histoire de la Genèse 2-3, dans laquelle Eve puis Adam mangent le fruit de l’arbre défendu (de la connaissance du bien et du mal) et sont ainsi bannis par Dieu du paradis. Ce récit est involontairement déployé par les critiques occidentaux (pas nécessairement marxistes) des révolutions de l’Est. Je prends pour exemple la première révolution communiste réussie en Russie.

Selon ces critiques occidentaux, quand la trahison ou la disgrâce a-t-elle eu lieu ? Les moins généreux suggèrent qu’elle s’est produite avant même la révolution, notamment à travers les machinations prétendument sournoises de Lénine et son refus de coopérer avec d’autres groupes socialistes tels que les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (de gauche comme de droite). On peut trouver un exemple de cette approche dans les deux ouvrages massifs de Bruce Lincoln, Passage through Armageddon et Red Victory.2 Le second livre se termine par une section intitulée « la révolution consume ses créateurs », où l’ascension de Staline constitue la « parodie » finale de la révolution. Toutefois, les conditions de cette disgrâce ont été mises en place dans ce que Lincoln persiste à appeler la guerre « civile » (en dépit des 160 000 soldats des États-Unis, du Royaume-Uni, de la Grèce, de l’Italie, du Japon, de l’Allemagne, de l’Autriche, de la France et de la Turquie, ainsi que de la fourniture de matériel, de l’argent et du soutien logistique sans fin des armées blanches), si ce n’est avant, dans la nature même du communisme. Pour Lincoln, le communisme, par sa nature même, conduit à une telle trahison. Il se montre sous son vrai jour dans sa sympathie pour le dernier combat de l’Armée Blanche en Crimée sous les ordres de Wrangel. Cet aristocrate était, selon Lincoln, un bon tacticien et un bon organisateur, censé essayer d’assurer un régime juste. Après sa défaite, le départ de quelque 150 000 Blancs de Crimée est raconté avec un sentiment de perte.

Plus souvent, pour les marxistes occidentaux du moins, le moment de la disgrâce est la révolution d’Octobre elle-même, si ce n’est immédiatement après. À partir de ce moment – pour ne citer que quelques-unes des nombreuses formulations – le parti et même la classe ouvrière se désintègrent ; les bolcheviks deviennent des « renégats » ; la pensée de Lénine perd de sa cohérence ; son « récit héroïque » d’une révolution socialiste ouvrière victorieuse commence à se désagréger ; la bureaucratie devient omniprésente ; le parti flexible, démocratique et ouvert se transforme en l’une des organisations politiques les plus centralisées et « autoritaires » de l’histoire moderne ; la dictature du prolétariat devient la dictature du secrétariat ; la révolution passe d’une révolution d’en bas à une révolution d’en haut ; les Soviets démocratiques s’effondrent devant un parti centralisé et dictatorial.3 Le problème de ces récits de disgrâce est qu’ils ont tendance à être théologiques (une disgrâce depuis le paradis) et ne tiennent pas compte du désordre complexe de l’histoire.4 Ils supposent également, comme l’a souligné Tamara Prosic,5 que les communistes sont des êtres humains parfaits qui ne devraient pas « pécher ». Et ils négligent la remarque répétée de Lénine selon laquelle la révolution elle-même est facile ; la construction du communisme est bien plus complexe. Le résultat est que même les marxistes les plus sympathiques préfèrent l’époque d’avant octobre, avant le moment de la révolution elle-même où les bolcheviks, avec un soutien massif, ont pris le pouvoir.

Certains déplorent les occasions perdues, suggérant qu’un gouvernement socialiste large et multipartite, tel que celui établi lors de la révolution de février, était l’idéal.6 D’autres peuvent en fait admettre que la brève période qui a suivi la révolution était valable, mais que la guerre « civile » a corrodé tous les acquis, car c’était une période de contrôle centralisé, de mesures sévères, de Tcheka et de « communisme de guerre », qui ont tous trahi la révolution.7 Une solution pour certains est de se ranger du côté de Trotsky, en faisant valoir que s’il avait gagné contre Staline, la situation aurait été bien différente. Il s’agit là d’un exemple classique de récit futile du type « et si ».

Tous sont des récits de déchéance, des récits de trahison de la révolution communiste. Mieux vaut donc se concentrer sur la période précédant octobre, puisque c’est là que se trouvent perpétuellement les marxistes occidentaux. Quant à moi, je préfère la période après octobre. Pourquoi ? C’est l’histoire de l’étonnante survie et du succès de la révolution contre vents et marées. En Russie, le sentiment général était que le nouveau gouvernement soviétique allait s’effondrer en quelques jours. Au moment de la révolution, la situation était désespérée après trois ans de guerre avec l’Allemagne et l’Autriche – en termes de nourriture, de combustible pour le chauffage, de transport, de production industrielle, ainsi que de démobilisation spontanée de l’armée. La situation s’est aggravée après la révolution, avec un blocus économique du reste du monde et quatre autres années de guerre « civile » dans le nord, l’est et le sud : Denikin, Kolchak, Iudenich, Wrangel ont dirigé diverses armées blanches, allant jusqu’à déclarer de nouveaux États dans les territoires qu’ils ont conquis. Les Polonais ont ajouté un front à l’ouest, faisant du nouvel État Soviétique un simple morceau de ce qu’il allait devenir. Tous ont été soutenus avec enthousiasme par les puissances capitalistes hostiles aux Soviétiques, en termes de troupes, d’argent, d’équipement et de conseils. Comme le montre si bien le récit contemporain de Ransome, les Russes savaient qu’ils devaient surmonter cette dévastation sans aide extérieure.8 Pourtant, grâce à leur courage, leur détermination et leur ingéniosité, les communistes ont réussi.

Il n’est pas nécessaire de se référer aux nouveaux documents d’archives9 pour se rendre compte à quel point la situation était désespérée et à quel point la victoire de l’Armée rouge, et donc de la révolution communiste, contre des forces écrasantes, a été stupéfiante. Il suffit de lire les volumineux écrits de Lénine à l’époque – ses textes, ses entretiens, ses télégrammes et ses conversations téléphoniques montrent clairement que la situation a été tendue pendant un certain temps.10 Mais tout cela n’intéresse pas les marxistes occidentaux romantiques, car cela montre simplement comment la révolution est tombée en disgrâce.

References

NOTES

1La section suivante est issue d’une conversation avec un intellectuel norvégien.

2W. Bruce Lincoln, Passage through Armageddon: The Russians in War and Revolution 1914-1918 (New York: Simon and Schuster, 1986), W. Bruce Lincoln, Red Victory: A History of the Russian Civil War (New York: Simon and Schuster, 1989).

3Moira Donald, Marxism and Revolution: Karl Kautsky and the Russian Marxists, 1900-1924 (New Haven: Yale University Press, 1993), pp. 221-46, Neil Harding, Lenin’s Political Thought (Chicago: Haymarket, 2009), vol. 2, pp. 283-328, Lars T. Lih, Lenin (London: Reaktion Books, 2011), Tony Cliff, Lenin 1917-1923: The Revolution Besieged (London: Bookmarks, 1987), Theodore H. von Laue, Why Lenin? Why Stalin? A Reappraisal of the Russian Revolution, 1900-1930 (London: Weidenfeld and Nicolson, 1964), Oskar Anweiler, The Soviets: The Russian Worker, Peasants, and Soldiers Councils, 1905-1921 (New York: Pantheon, 1974 [1958]).

4Roland Boer, In the Vale of Tears: On Marxism and Theology V, Historical Materialism Book Series (Leiden: Brill, 2012).

5Communication personnelle.

6Alexander Rabinowitch, The Bolsheviks in Power: The First Year of Soviet Rule in Petrograd (Bloomington: Indiana University Press, 2007).

7Cliff, Lenin 1917-1923: The Revolution Besieged.

8Arthur Ransome, The Crisis in Russia (New York: Dodo, 2011 [1921]).

9Rabinowitch, The Bolsheviks in Power: The First Year of Soviet Rule in Petrograd.

10V.I. Lenin, Collected Works, 47 vols. (Moscow: Progress Publishers, 1960), vols. 23, 26-33, 36, 42.