La CIA et l’anticommunisme de l’école de Francfort

La CIA et l’anticommunisme de l’école de Francfort

Source : The CIA & the Frankfurt School’s Anti-Communism – The Philisophical Salon – Par Gabriel Rockhill – 27/06/2022

SOMMAIRE


Les fondements de l’industrie mondiale de la théorie

La théorie critique de l’école de Francfort a été, avec la théorie française, l’un des produits les plus chauds de l’industrie mondiale de la théorie. Ensemble, elles servent de source commune pour un grand nombre de formes de critique théorique qui dominent actuellement le marché universitaire dans le monde capitaliste, de la théorie postcoloniale et décoloniale à la théorie queer, en passant par l’afro-pessimisme et au-delà. L’orientation politique de l’École de Francfort a donc eu un effet fondateur sur l’intelligentsia occidentale mondialisée.

Les sommités de la première génération de l’Institut de Recherche Sociale – en particulier Theodor Adorno et Max Horkheimer, qui feront l’objet de cet essai – sont des figures imposantes de ce que l’on appelle le marxisme occidental ou culturel. Pour ceux qui connaissent la réorientation de Jürgen Habermas, qui s’est éloigné du matérialisme historique dans la deuxième puis la troisième génération de l’École de Francfort, ces premiers travaux représentent souvent un véritable âge d’or de la théorie critique, lorsqu’elle était encore – bien que peut-être passive ou pessimiste – dédiée dans une certaine mesure à la politique radicale. S’il y a une part de vérité dans cette hypothèse, c’est uniquement dans la mesure où les débuts de l’École de Francfort sont comparés aux générations ultérieures qui ont remodelé la théorie critique pour en faire une idéologie libérale radicale, ou du moins assumée comme libérale1. Cependant, ce point de comparaison place la barre beaucoup trop bas, comme c’est le cas chaque fois que l’on réduit la politique à la politique universitaire. Après tout, la première génération de l’École de Francfort a vécu certains des affrontements les plus cataclysmiques de la lutte des classes mondiale du XXe siècle, alors qu’une véritable guerre intellectuelle mondiale se déroulait sur la signification et l’importance du communisme.

Afin d’éviter d’être les dupes de l’histoire, ou de l’esprit de clocher de la sphère Occidentale, il est donc important de re-contextualiser le travail de l’Institute for Social Research en relation avec la lutte des classes internationale. L’une des caractéristiques les plus significatives de ce contexte a été la tentative désespérée, de la part de la classe dirigeante capitaliste, de ses gestionnaires d’État et de ses idéologues, de redéfinir la gauche – selon les termes de l’agent de la CIA (Agence Centrale de Renseignement) Thomas Braden, artisan de la guerre froide – comme la gauche « compatible », c’est-à-dire non communiste2. Comme Braden et d’autres personnes impliquées l’ont expliqué en détail, une facette importante de cette lutte consistait à utiliser l’argent des fondations et des groupes de façade de l’Agence comme le Congrès pour la Liberté de la Culture (Congress for Cultural Freedom – CCF) pour promouvoir l’anticommunisme et inciter les gauchistes à prendre des positions contre le socialisme existant.

Horkheimer a participé à au moins un voyage organisé par le CCF à Hambourg3. Adorno a publié dans la revue Der Monat, financée par la CIA, la plus grande revue de ce type en Europe et le modèle de nombreuses autres publications de l’Agence. Ses articles sont également parus dans deux autres revues de la CIA : Encounter et Tempo Presente. Il a également accueilli chez lui, correspondu et collaboré avec l’agent de la CIA qui était sans doute la figure de proue du Kulturkampf anticommuniste allemand : Melvin Lasky4. Fondateur et rédacteur en chef de Der Monat, ainsi que membre du comité directeur initial du CCF de la CIA, Lasky dit à Adorno qu’il est ouvert à toute forme de collaboration avec de l’Institut de Recherche Sociale, y compris la publication de leurs articles et de toute autre déclaration aussi rapidement que possible dans ses pages5. Adorno accepte son offre et lui envoie quatre manuscrits non publiés, dont Éclipse de la raison, en 19496.

Le collaborateur de toujours de Horkheimer était donc étroitement lié aux réseaux du CCF en Allemagne de l’Ouest, et son nom apparaît sur un document, datant probablement de 1958/59, qui expose les plans d’un comité entièrement allemand du CCF7. De plus, même après qu’il ait été révélé en 1966 que cette organisation de propagande internationale était une façade de la CIA, Adorno a continué à être « inclus dans les plans d’expansion du siège parisien [du CCF] », car il s’agissait d’un « business as usual » dans la partie de l’Allemagne supervisée par les États-Unis8. Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, comme nous le verrons, et il n’est pas surprenant qu’Adorno et Horkheimer aient atteint une proéminence mondiale au sein des réseaux d’élite de la gauche anticommuniste.

Une analyse dialectique de la production théorique

L’analyse qui suit est basée sur un compte rendu dialectique de la totalité sociale qui situe les pratiques théoriques subjectives de ces deux pères fondateurs de la théorie critique dans le monde objectif de la lutte des classes internationale. Elle n’accepte pas la ligne de démarcation arbitraire que de nombreux universitaires petits-bourgeois tentent désespérément d’ériger entre la production intellectuelle et le monde socio-économique au sens large, comme si la « pensée » de quelqu’un pouvait – et devait – être séparée de sa « vie », ainsi que du système matériel de production, de circulation et de réception théorique que j’appellerai ici l’appareil intellectuel. Une telle hypothèse non dialectique, après tout, n’est guère plus qu’un symptôme d’une approche idéaliste du travail théorique, qui présuppose l’existence d’un royaume spirituel et conceptuel fonctionnant de manière totalement indépendante de la réalité matérielle et de l’économie politique de la connaissance.

Ce présupposé perpétue le fétichisme de la marchandise intellectuelle, c’est-à-dire l’idolâtrie des produits sacrés de l’industrie théorique qui nous interdit de les situer dans l’ensemble des relations sociales de production et de la lutte des classes. Cela sert également les intérêts de ceux qui ont aspiré ou aspirent à faire partie d’une franchise particulière au sein de l’industrie mondiale de la théorie, qu’il s’agisse de la « Théorie Critique de l’École de Francfort » ou d’une autre, car cela protège l’image de marque de la franchise elle-même (qui reste non souillée par les relations sociales réelles de production). Alors que le fétichisme de la marchandise intellectuelle est une caractéristique principale de la consommation dans l’industrie de la théorie, la gestion de l’image de marque est la marque de la production.

Pour une telle analyse dialectique, il est important de reconnaître qu’Adorno et Horkheimer ont effectivement mobilisé leur agence subjective pour formuler des critiques significatives du capitalisme, de la société de consommation et de l’industrie culturelle. Loin de le nier, je voudrais simplement situer ces critiques dans le monde social objectif, ce qui implique de poser une question très simple et pratique qui est rarement soulevée dans les cercles académiques : si l’on reconnaît que le capitalisme a des effets négatifs, que doit-on faire à son sujet ? Plus on creuse dans leur vie et leur travail, en passant au crible l’obscurantisme délibéré de leur discours, plus leur réponse devient évidente, et plus il est facile de comprendre la fonction sociale première de leur projet intellectuel commun. En effet, aussi critiques qu’ils soient parfois à l’égard du capitalisme, ils affirment régulièrement qu’il n’y a pas d’alternative, et que rien ne peut ou ne doit être fait contre lui. Qui plus est, comme nous le verrons, leurs critiques du capitalisme font pâle figure en comparaison de leur condamnation intransigeante du socialisme. Leur théorie critique conduit finalement à l’acceptation de l’ordre capitaliste puisque le socialisme est jugé bien pire. Tout comme la plupart des autres discours en vogue dans la sphère capitaliste, ils proposent une théorie critique que nous pourrions appeler la théorie ABS : Anything But Socialism [Tout Sauf le Socialimse].

Il n’est pas du tout surprenant, à cet égard, qu’Adorno et Horkheimer aient été si largement soutenus et promus dans le monde capitaliste. Afin de consolider la gauche compatible et non communiste face à la menace du socialisme existant, quelle meilleure tactique que de défendre des universitaires comme eux comme étant les penseurs marxistes les plus importants, et même les plus radicaux, du 20e siècle ? Le « marxisme » peut ainsi être redéfini comme une sorte de théorie critique anticommuniste qui n’est pas directement liée à la lutte des classes par le bas, mais qui critique plutôt librement toutes les formes de « domination » et qui, en fin de compte, se range du côté des sociétés de contrôle capitalistes contre les horreurs « fascistes » présumées des puissants États socialistes.

Puisque l’anticommunisme aveugle a été si largement promu au sein de la culture capitaliste, cette tentative de redéfinition du marxisme pourrait ne pas être immédiatement reconnue par certains lecteurs comme réactionnaire et chauvine (dans le sens où elle élève finalement la société bourgeoise au-dessus de toute alternative). Malheureusement, de grandes parties de la population du monde capitaliste ont été entraînées à réagir par réflexe à la calomnie non fondée, plutôt qu’à une analyse rigoureuse, lorsqu’il s’agit du socialisme existant. Puisque l’histoire matérielle de ces projets, avec tous leurs hauts et leurs bas – plutôt que des histoires d’horreur mythologiques construites de manière propagandiste autour d’un croquemitaine communiste – sera essentielle pour comprendre l’argument qui suit, je prends la liberté de renvoyer le lecteur au travail profond et riche d’historiens rigoureux comme Annie Lacroix-Riz, Domenico Losurdo, Carlos Martinez, Michael Parenti, Albert Szymanski, Jacques Pauwels et Walter Rodney, entre autres. J’encourage également le lecteur à examiner les importantes comparaisons quantitatives entre le capitalisme et le socialisme entreprises par des analystes exigeants comme Minqi Li, Vicente Navarro et Tricontinental : Institut de Recherche Sociale9. Un tel travail est un anathème pour l’idéologie dominante, et ce pour une bonne raison : il examine scientifiquement les preuves, plutôt que de s’appuyer sur des clichés éculés et des réflexes idéologiques non fondés. C’est le type de travail historique et matérialiste, en outre, qui a été largement éclipsé par les formes spéculatives de théorie critique promues par l’industrie mondiale de la théorie.

Les intellectuels à l’âge de la révolution et de la guerre des classes mondiale

Bien que leurs premières vies aient été marquées par les événements historiques mondiaux de la révolution russe et de la tentative de révolution en Allemagne, Adorno et Horkheimer étaient des esthètes qui se méfiaient du supposé marasme de la politique de masse. Bien que leur intérêt pour le marxisme ait été piqué par ces incidents, il était principalement de nature intellectuelle. Horkheimer s’est marginalement impliqué dans les activités liées à la république du conseil de Munich après la Première Guerre Mondiale, notamment en apportant son soutien à certaines des personnes impliquées après que le Conseil ait été brutalement réprimé. Cependant, « il a continué – comme Adorno- a fortiori – à se tenir à l’écart des événements politiques explosifs de l’époque et à se consacrer avant tout à ses préoccupations personnelles. »10

Leur position de classe était loin d’être insignifiante à cet égard, car elle les positionne, eux et leurs perspectives politiques, dans le monde plus vaste et objectif des relations sociales de production. Les deux théoriciens de l’École de Francfort étaient issus de familles aisées. Le père d’Adorno était un « riche marchand de vin » et celui d’Horkheimer était un « millionnaire » qui « possédait plusieurs usines de textile »11. Adorno « n’avait aucun lien personnel avec la vie politique socialiste » et a conservé toute sa vie « une profonde aversion pour l’appartenance formelle à une quelconque organisation de parti »12. De même, Horkheimer n’a jamais été « un membre déclaré d’un quelconque parti ouvrier »13 : « aucun de ceux qui appartenaient au cercle de Horkheimer n’était politiquement actif ; aucun d’entre eux n’avait ses origines dans le mouvement ouvrier ou dans le marxisme ».14

Selon John Abromeit, Horkheimer cherchait à préserver l’indépendance supposée de la théorie et « rejetait la position de Lénine, Lukács et des bolcheviks selon laquelle la théorie critique devait être « enracinée » » dans la classe ouvrière, ou plus précisément dans les partis ouvriers15. Il encourageait les théoriciens critiques à agir en tant qu’agents intellectuels libres plutôt que d’ancrer leurs recherches dans le prolétariat, un type de travail qu’il dénigrait comme une « propagande totalitaire ».16 La position globale d’Adorno, comme celle d’Herbert Marcuse, a été résumée par Marie-Josée Levallée dans les termes suivants : « le parti bolchevique, dont Lénine a fait l’avant-garde de la révolution d’octobre, était une institution centralisatrice et répressive qui allait façonner l’État Soviétique à son image et transformer la dictature du prolétariat en sa propre dictature »17.

Lorsque Horkheimer prend la direction de l’Institut de Recherche Sociale en 1930, son intendance se caractérise par des préoccupations spéculatives sur la culture et l’autorité plutôt que par des analyses matérialistes historiques rigoureuses du capitalisme, de la lutte des classes et de l’impérialisme. Pour reprendre les termes de Gillian Rose, « au lieu de politiser l’académie », l’Institut sous Horkheimer « académise la politique »18, ce qui ne se voit peut-être nulle part plus clairement que dans « la politique constante de l’Institut sous la direction de Horkheimer », qui « a continué à être l’abstinence, non seulement de toute activité qui était même vaguement politique, mais aussi de tout effort collectif ou organisé pour faire connaître la situation en Allemagne ou pour soutenir les émigrés »19. Avec la montée du nazisme, Adorno tente d’entrer en hibernation, supposant que le régime ne s’en prendrait qu’aux « bolchevistes et communistes orthodoxes pro-soviétiques qui avaient attiré l’attention sur eux politiquement » (ils seront en effet les premiers à être mis dans les camps de concentration)20. Il « s’abstient de toute critique publique de quelque nature que ce soit à l’égard des nazis et de leur politique de « grande puissance » ».21

Théorie critique à l’américaine

Ce refus de participer ouvertement à la politique progressiste s’est intensifié lorsque les dirigeants de l’Institut l’ont déplacé aux États-Unis au début des années 1930. L’École de Francfort s’est adaptée « à l’ordre bourgeois local, censurant ses propres travaux passés et présents pour répondre aux susceptibilités académiques ou corporatives locales ».22 Horkheimer a fait supprimer des mots comme marxisme, révolution et communisme de ses publications afin de ne pas offenser ses sponsors américains23. De plus, tout type d’activité politique était strictement interdit, comme l’expliquera plus tard Herbert Marcuse.24 Horkheimer a consacré son énergie à obtenir des financements d’entreprise et d’État pour l’Institut, et il a même engagé une société de relations publiques pour promouvoir ses travaux aux États-Unis. Un autre émigré d’Allemagne, Bertolt Brecht, n’avait donc pas totalement tort lorsqu’il décrit de manière critique les chercheurs de Francfort comme – selon les termes de Stuart Jeffries – « des prostituées dans leur quête de subventions pendant leur exil américain, vendant leurs compétences et leurs opinions comme des marchandises afin de soutenir l’idéologie dominante de la société oppressive américaine »25. Ils étaient en effet des agents intellectuels libres, non retenus par des organisations de la classe ouvrière, dans leur quête de parrainage par les entreprises et l’État de leur théorie critique adaptée au marché.

L’ami intime de Brecht, Walter Benjamin, était à l’époque l’un des plus importants interlocuteurs marxistes des chercheurs de Francfort. Il n’a pas pu les rejoindre aux États-Unis car il s’est tragiquement suicidé en 1940 à la frontière entre la France et l’Espagne, la nuit précédant son appréhension quasi certaine par les nazis. Selon Adorno, il « s’est suicidé après avoir été sauvé » parce qu’il avait « été fait membre permanent de l’Institut et le savait »26. Il était « plein de fonds » pour son voyage, selon les mots du célèbre philosophe, et savait « qu’il pouvait compter complètement sur nous matériellement »27. Cette version de l’histoire, qui présente le suicide de Benjamin comme une décision personnelle incompréhensible étant donné les circonstances, était un exercice de mensonge au nom de la disculpation personnelle et institutionnelle, selon une analyse détaillée récemment publiée par Ulrich Fries. Non seulement les figures de proue de l’école de Francfort n’étaient pas disposées à aider financièrement Benjamin pour sa fuite des nazis, affirme Fries, mais elles ont également mené une vaste campagne de dissimulation pour se présenter de manière fallacieuse comme ses bienfaiteurs.

Avant son suicide, Benjamin dépendait financièrement de l’Institut qui lui versait une allocation mensuelle. Cependant, les universitaires de Francfort méprisaient l’influence de Brecht et du marxisme révolutionnaire sur son travail. Adorno n’a eu aucun scrupule à décrire Brecht avec l’épithète anticommuniste de « sauvage » lorsqu’il a expliqué à Horkheimer que Benjamin devait être « définitivement » libéré de son influence28. Il n’est donc pas surprenant que Benjamin ait craint de perdre son allocation en raison, en partie, des critiques d’Adorno sur son travail et de son refus de publier une partie de son étude sur Baudelaire en 193829. Horkheimer a explicitement dit à Benjamin à la même époque, alors que les forces fascistes se rapprochaient de lui, qu’il devait se préparer à la cessation de sa seule source de revenus depuis 1934. Il a d’ailleurs affirmé que ses mains étaient « malheureusement liées » lorsqu’il a refusé de financer le voyage de Benjamin vers la sécurité en payant un billet de bateau à vapeur vers les États-Unis qui aurait coûté moins de 200 dollars30, littéralement « un mois après avoir transféré 50 000 dollars supplémentaires sur un compte à sa disposition exclusive », « la deuxième fois en huit mois » qu’il sécurisait 50 000 dollars supplémentaires (l’équivalent d’un peu plus d’un million de dollars en 2022)31. En juillet 1939, Friedrich Pollock a également obtenu 130 000 dollars supplémentaires pour l’Institut de la part de Felix Weil, le riche fils d’un millionnaire capitaliste dont les profits tirés d’une entreprise céréalière en Argentine, de la spéculation immobilière et du commerce de la viande ont financé l’École de Francfort.

C’est la volonté politique, et non l’argent, qui faisait défaut. En effet, Fries est d’accord avec Rolf Wiggershaus pour dire que la décision cruelle de Horkheimer d’abandonner Benjamin faisait partie d’un schéma plus large selon lequel les directeurs « plaçaient systématiquement la réalisation des objectifs de leur vie privée au-dessus des intérêts de tous les autres », tout en propageant la fausse apparence d’un « engagement exceptionnel envers les personnes persécutées par le régime nazi »32. Comme pour enfoncer le dernier clou dans le cercueil de Benjamin, son patrimoine littéraire a été plus tard purgé de ses éléments marxistes les plus explicites selon Helmut Heißenbüttel : « Dans tout ce qu’Adorno a fait pour l’œuvre de Benjamin, le côté marxiste-matérialiste reste effacé. […] L’œuvre apparaît dans une réinterprétation dans laquelle le correspondant controversé survivant impose son point de vue ».33

Todd Cronan a fait valoir qu’il y a eu un changement palpable dans l’orientation politique générale de l’École de Francfort vers 1940 – l’année où Pollock a écrit « State Capitalism » – alors qu’elle tournait de plus en plus le dos à l’analyse de classe pour privilégier la race, la culture et l’identité. « Il me semble souvent », écrit Adorno à Horkheimer cette année-là, « que tout ce que nous avions l’habitude de voir du point de vue du prolétariat a été concentré aujourd’hui avec une force effrayante sur les Juifs ».34 Selon Cronan, Adorno et Horkheimer « ont ouvert la possibilité, à partir du marxisme, de voir la classe comme une question de pouvoir, de domination, plutôt que d’économie (les Juifs n’étaient pas une catégorie définie par l’exploitation économique). Et une fois que cette possibilité a été évoquée, elle est devenue le mode d’analyse dominant de la gauche en général ».35 En d’autres termes, les théoriciens de Francfort ont contribué à préparer le terrain pour un glissement plus général de l’analyse matérialiste historique fondée sur l’économie politique vers le culturalisme et la politique identitaire, qui allait se consolider à l’ère néolibérale.

Il est très révélateur à cet égard que l’Institut ait entrepris une étude massive de « l’antisémitisme dans le travail américain » en 1944-45, sous la direction de Pollock. Le fascisme avait accédé au pouvoir grâce au soutien financier considérable de la classe dirigeante capitaliste, et il était encore sur le pied de guerre dans le monde entier. Pourtant, les universitaires de Francfort ont été engagés pour se concentrer sur le prétendu antisémitisme des travailleurs américains plutôt que sur les bailleurs de fonds capitalistes du fascisme ou les véritables nazis qui menaient une guerre contre les Soviétiques. Ils sont parvenus à la conclusion remarquable que les syndicats « gérés par les communistes » étaient les pires de tous, et qu’ils avaient donc des tendances « fascistes » : « Les membres de ces syndicats sont moins communistes que fascistes ».36 L’étude en question a été commandée par le Comité du Travail Juif (Jewish Labor Committee – JLC). L’un des dirigeants du JLC, David Dubinsky, avait de nombreux liens avec la CIA et était impliqué, avec des agents comme Jay Lovestone et Irving Brown, dans la vaste campagne de l’Agence visant à prendre le contrôle du mouvement syndical et à le purger des communistes.37 En identifiant les syndicats communistes comme les plus antisémites, voire « fascistes », l’École de Francfort semble avoir fourni une partie de la justification idéologique de la destruction du mouvement syndical communiste.

Certains pourraient considérer que la collaboration de l’Institut de Recherche Sociale avec les autorités américaines et l’autocensure sont justifiées en raison des attitudes anticommunistes, et parfois philofascistes, de l’élite du pouvoir étatsunien, sans parler des lois et décrets sur les étrangers ennemis.38 En effet, sur la base d’un aperçu détaillé de l’histoire et des activités de l’Institut, le 21 janvier 1944, le FBI (Federal Bureau of Investigation – Bureau Fédéral d’Enquête) a mobilisé de nombreux pigeons voyageurs pour espionner les chercheurs pendant une dizaine d’années, car il craignait que l’Institut ne serve de couverture communiste.39 Le Bureau n’a cependant trouvé que peu ou pas de preuves d’un comportement suspect, et ses agents semblent avoir été rassurés lorsque certains de leurs informateurs, qui étaient personnellement proches des chercheurs de Francfort, leur ont expliqué que les théoriciens critiques « pensent qu’il n’y a pas de différence entre Hitler et Staline en ce qui concerne les objectifs et les tactiques ».40 En effet, comme nous le verrons plus loin, ils l’ont affirmé dans certains de leurs écrits, y compris lorsqu’ils se sont installés en Allemagne de l’Ouest et ne sont plus sous la menace directe de la surveillance du FBI et d’une éventuelle détention ou expulsion.

Malmener l’Est, défendre – tout en étant à la solde de – l’Ouest

En 1949-50, les intellectuels fantoches de l’École de Francfort ont ramené l’Institut en Allemagne de l’Ouest, l’un des épicentres de la guerre intellectuelle mondiale contre le communisme. « Dans ce milieu, écrit Perry Anderson, où le KPD [Parti Communiste d’Allemagne] devait être interdit et où le SPD [Parti Social-Démocrate d’Allemagne] abandonnait formellement tout lien avec le marxisme, la dépolitisation de l’Institut était achevée. »41 D’ailleurs, Jürgen Habermas – qui avait occasionnellement débordé Adorno et Horkheimer sur la gauche dans les premières années – accusait ce dernier de « conformisme opportuniste en désaccord avec la tradition critique ».42 En effet, Horkheimer avait poursuivi sa censure des travaux de l’Institut, refusant de publier deux articles de Habermas qui critiquaient la démocratie libérale et parlaient de « révolution », osant suggérer la possibilité d’une émancipation des « chaînes de la société bourgeoise ».43 « Dans sa correspondance privée, Horkheimer soumet candidement à Adorno « qu’il n’est tout simplement pas possible d’avoir des aveux de ce genre dans le rapport de recherche d’un institut qui existe grâce aux fonds publics de cette société qui l’entrave »44, ce qui semble être un aveu direct que la base économique de l’École de Francfort était la force motrice de son idéologie, ou du moins de son discours public.

Il est important de rappeler, à cet égard, que cinq des huit membres du cercle de Horkheimer avaient travaillé comme analystes et propagandistes pour le gouvernement étatsunien et la Sécurité Nationale, qui « avait tout intérêt à ce que l’École de Francfort reste loyale car un certain nombre de ses membres travaillaient sur des projets de recherche gouvernementaux sensibles. »45 Horkheimer et Adorno n’en faisaient pas partie, puisqu’ils recevaient davantage de soutien de la part de l’Institut, mais ce dernier avait émigré aux États-Unis pour travailler pour le Office of the Radio of Paul Lazarsfeld. « Horkheimer et Adorno n’en faisaient pas partie, puisqu’ils recevaient davantage de soutien de la part de l’Institut, mais ce dernier avait émigré aux États-Unis pour travailler pour l’Office of Radio Research (Cabinet de la Recherche Radio) de Paul Lazarsfeld, l’un des « auxiliaires de facto des programmes de guerre psychologique du gouvernement ».46 Ce centre d’études de la communication a reçu une subvention substantielle de 67 000 dollars de la Fondation Rockefeller et a travaillé en étroite collaboration avec la Sécurité Nationale étatsunienne (l’argent du gouvernement représentait plus de 75 % de son budget annuel). La Fondation Rockefeller a également financé le premier retour de Horkheimer en Allemagne, en avril 1948, lorsqu’il est devenu professeur invité à l’université de Francfort.

N’oublions pas que les Rockefeller sont l’une des plus grandes familles de gangsters de l’histoire du capitalisme étatsunien, et qu’ils utilisent leur fondation comme un abri fiscal qui leur permet de mobiliser une partie de leur richesse volée « dans la corruption de l’activité intellectuelle et de la culture ».47 Ils étaient d’ailleurs directement impliqués dans la Sécurité Nationale à l’époque du parrainage de l’École de Francfort. Après avoir été directeur de l’Office of Coordinator of Inter-American Affairs (OCIAA – une agence fédérale de propagande dont le travail ressemblait à celui de l’Office of Strategic Services – Bureau des Service Stratégiques – et de la CIA), Nelson Rockefeller devint, en 1954, le «  »super-coordinateur » des opérations de renseignement clandestines, avec le titre d’assistant spécial du président pour la stratégie de la guerre froide. »48 Il a également permis que le Fonds Rockefeller soit utilisé comme un canal pour l’argent de la CIA, tout comme un grand nombre d’autres fondations capitalistes qui ont une longue histoire de collaboration avec l’Agence (comme le révèle le rapport du Comité Church et d’autres sources).

Avec tous ces liens avec la classe dirigeante capitaliste et l’empire étatsunien, il n’est pas surprenant que le gouvernement des États-Unis ait soutenu le retour de l’Institut en Allemagne de l’Ouest avec une subvention très importante en 1950 de 435 000 DM (103 695 $, soit l’équivalent de 1 195 926 $ en 2022).49 Ces fonds étaient administrés par John McCloy, le haut-commissaire étatsunien en Allemagne. McCloy était un membre essentiel de l’élite du pouvoir étatsunien, qui avait travaillé comme juriste et banquier pour les grandes compagnies pétrolières et IG Farben, et qui avait accordé de nombreux pardons et commutations aux criminels de guerre nazis. Après avoir été l’un des architectes de la Sécurité Nationale étatsunienne pendant la Seconde Guerre Mondiale, il est devenu, dans une évolution de carrière révélatrice de la relation intime entre l’État profond et la classe dirigeante capitaliste, président de la Banque Chase Manhattan, du Council of Foreign Relations [un think-tank] et de la Fondation Ford. Outre les fonds fournis par McCloy, l’Institut a également reçu le soutien de donateurs privés, de la Société de Recherche Sociale et de la ville de Francfort. En 1954, il a même signé un contrat de recherche avec la société Mannesmann, qui « avait été un membre fondateur de la Ligue Antibolchevique et avait financé le parti nazi ».50 Pendant la Seconde Guerre Mondiale, Mannesmann a utilisé du travail forcé, et son président du conseil d’administration était le nazi Wilhelm Zangen, le Chef de l’Économie de Guerre du Troisième Reich.51 Le contrat d’après-guerre de l’École de Francfort avec cette société portait sur une étude sociologique des opinions des travailleurs, avec l’implication implicite qu’une telle étude aiderait la direction à bloquer ou à empêcher toute organisation socialiste.

L’explication la plus claire de la raison pour laquelle les gouvernements capitalistes et la corporatocratie soutiendraient ainsi l’Institut de Recherche Sociale se trouve peut-être dans les propos de Shepard Stone. Ce dernier, notons-le, avait une formation en journalisme et en renseignement militaire avant de devenir directeur des affaires internationales à la Fondation Ford, où il a travaillé en étroite collaboration avec la CIA pour financer des projets culturels dans le monde entier (Stone est même devenu le président de l’Association Internationale pour la Liberté de la Culture, qui était le nouveau nom donné au Congrès pour la Liberté de la Culture dans un effort de revalorisation après que ses origines liées à la CIA aient été révélées). Lorsque Stone était le directeur des affaires publiques du Haut Commissariat pour l’Allemagne occupée dans les années 1940, il a envoyé une note personnelle au Département d’État des États-Unis pour l’encourager à prolonger le passeport d’Adorno : « L’Institut de Francfort contribue à former des dirigeants allemands qui connaîtront un peu les techniques démocratiques. Je crois qu’il est important pour nos objectifs démocratiques globaux en Allemagne que des hommes comme le professeur Adorno aient l’occasion de travailler dans ce pays ».52 L’Institut faisait le genre de travail idéologique que les États-Unis et la classe dirigeante capitaliste voulaient – et ont – soutenu.

Respectant, voire dépassant, les exigences de conformité idéologique à la « société d’entrave » qui finançait l’Institut, Horkheimer exprima ouvertement son soutien inconditionnel au gouvernement fantoche anticommuniste des États-Unis en Allemagne de l’Ouest, dont les services de renseignements avaient été garnis d’anciens nazis, ainsi qu’à leur projet impérial au Vietnam (qu’il jugeait nécessaire pour arrêter les Chinois).53 S’exprimant dans l’un des Amerika-Häuser en Allemagne, qui étaient des avant-postes de propagande dans le Kulturkampf anticommuniste, il déclara solennellement en mai 1967 : « En Amérique, lorsqu’il est nécessaire de mener une guerre, – et maintenant écoutez-moi […] il ne s’agit pas tant de la défense de la patrie, mais il s’agit essentiellement de la défense de la constitution, de la défense des droits de l’homme. »54 Le grand prêtre de la théorie critique décrit ici un pays qui a été fondé en tant que colonie de peuplement, dont l’élimination génocidaire de la population indigène a fusionné de manière transparente avec un projet d’expansion impérialiste qui a sans doute laissé l’empreinte la plus sanglante – comme l’a fait valoir Martin Luther King en avril 1967 – dans l’histoire du monde moderne (y compris quelque 37 interventions militaires et de la CIA entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et 1967, lorsque Horkheimer a diffusé cette affirmation ignominieuse via une plate-forme de propagande américaine).55

Bien qu’Adorno se soit souvent livré à la politique petite-bourgeoise de la passivité complice, évitant de se prononcer publiquement sur les événements politiques majeurs, les quelques déclarations qu’il a faites étaient étonnamment réactionnaires. Par exemple, en 1956, il a co-écrit un article avec Horkheimer pour défendre l’invasion impérialiste de l’Égypte par Israël, la Grande-Bretagne et la France, qui visait à s’emparer du canal de Suez et à renverser Nasser (une action condamnée par les Nations Unies). Se référant à Nasser, l’un des principaux dirigeants anticolonialistes du mouvement des non-alignés, comme « un chef fasciste […] qui conspire avec Moscou », ils s’exclament : « Personne n’ose même souligner que ces États arabes voleurs guettent depuis des années l’occasion de tomber sur Israël et de massacrer les Juifs qui y ont trouvé refuge ».56 Selon cette inversion pseudo-dialectique, ce sont les États Arabes qui sont « voleurs », et non la colonie de colons qui travaille avec les principaux pays impérialistes pour porter atteinte à l’autodétermination des Arabes. Nous serions bien avisés de rappeler le rejet tranchant de Lénine d’un tel sophisme, qui est caractéristique d’une grande partie de ce qui compte pour la « dialectique » dans l’industrie mondiale de la théorie : « Il n’est pas rare que la dialectique ait servi […] de passerelle vers le sophisme. Mais nous restons des dialecticiens et nous combattons le sophisme, non pas en niant la possibilité de toutes les transformations en général, mais en analysant le phénomène donné dans son cadre et son développement concrets ».57 Cette analyse concrète et matérialiste est précisément ce qui manque aux inversions idéalistes à la Adorno et Horkheimer.

Les hommes de paille de l’École de Francfort ont publié la même année l’un de leurs textes les plus ouvertement politiques. Au lieu de soutenir le mouvement mondial de libération anticoloniale et la construction d’un monde socialiste, ils célèbrent – à quelques exceptions près – la supériorité de l’Occident, tout en dénigrant à plusieurs reprises l’Union Soviétique et la Chine. Invoquant les descriptions racistes des « barbares » de l’Est, qu’ils décrivent en utilisant le vocabulaire ouvertement sous-humanisant des « bêtes » et des « hordes », ils proclament carrément que ce sont des « fascistes » qui ont choisi « l’esclavage ».58 Adorno fustige même les Allemands qui pensent à tort que « les Russes représentent le socialisme », leur rappelant que les Russes sont en fait des « fascistes », ajoutant que les « industriels et les banquiers » – auxquels il s’identifie ici – le savent déjà.59

« Tout ce qu’écrivent les Russes glisse vers l’idéologie, vers des bêtises grossières et stupides », affirme effrontément Adorno dans ce texte, comme s’il avait lu tout ce qu’ils ont écrit, alors que, comme d’habitude, il ne cite pas une seule source (et qu’il n’a même pas lu le russe, que je sache).60 Il affirme qu’il y a dans leur pensée « un élément de re-barbarisation », que l’on retrouve aussi chez Marx et Engels selon lui, et il affirme sans ambages qu’il est « plus réifié que dans la pensée bourgeoise la plus avancée ».61 « Comme si cela ne suffisait pas, Adorno a l’audace de qualifier ce projet d’écriture avec Horkheimer de « manifeste strictement léniniste »62, dans une discussion où ils affirment qu’ils « n’appellent personne à l’action », et où Adorno élève explicitement la pensée bourgeoise et ce qu’il appelle la « culture la plus avancée » au-dessus de la barbarie supposée de la pensée socialiste.63 C’est d’ailleurs dans ce contexte que Horkheimer a doublé leur chauvinisme social en affirmant, dans une conclusion d’histoire mondiale qui n’a provoqué aucune réfutation de la part de son collaborateur « léniniste » : « Je crois que l’Europe et l’Amérique sont probablement les meilleures civilisations que l’histoire ait produites jusqu’à présent en ce qui concerne la prospérité et la justice. Le principal maintenant est de préserver ces acquis ».64 C’était en 1956, alors que les États-Unis étaient encore largement victimes de ségrégation raciale, qu’ils étaient impliqués dans des chasses aux sorcières anticommunistes et des campagnes de déstabilisation dans le monde entier, et qu’ils avaient récemment étendu leur emprise impériale en renversant des gouvernements démocratiquement élus en Iran (1953) et au Guatemala (1954), tandis que les puissances européennes menaient de violentes luttes pour conserver leurs colonies ou les convertir en néo-colonies.

« Fascisme et communisme, c’est pareil ».

L’une des affirmations politiques les plus constantes avancées par Adorno et Horkheimer est qu’il existe une équivalence « totalitaire » entre le fascisme et le communisme, qui se manifeste dans les projets de construction d’États socialistes, les mouvements anticoloniaux du « tiers monde » ou même les mobilisations de la Nouvelle Gauche dans le monde occidental. Dans les trois cas, ceux qui pensent sortir de la « société d’entrave » ne font qu’empirer les choses. Le fait patent que les pays capitalistes occidentaux n’ont offert aucun rempart significatif contre le fascisme, qui est né au sein du monde capitaliste, et que c’est précisément l’Union Soviétique qui l’a finalement vaincu, ne semble pas les avoir fait réfléchir quant à la validité de cette thèse myope et simpliste (qui ne dit rien de l’importance du socialisme pour les mouvements anticoloniaux et les soulèvements des années 1960). En fait, malgré toutes ses réflexions morales sur les horreurs d’Auschwitz, Adorno semble avoir oublié qui a réellement libéré le tristement célèbre camp de concentration (l’Armée Rouge).

Horkheimer avait formulé sa version de la théorie du fer à cheval avec une clarté particulière dans un pamphlet à tirage limité publié en 1942, qui rompait avec le langage ésopique de nombreuses autres publications de l’Institut. Accusant directement Friedrich Engels d’utopisme, il affirmait que la socialisation des moyens de production avait conduit à une augmentation de la répression, et finalement à un État autoritaire. Selon ce fils de millionnaire, « la bourgeoisie contrôlait auparavant le gouvernement grâce à sa propriété », alors que dans les nouvelles sociétés, le socialisme « ne fonctionnait tout simplement pas », sauf pour produire la croyance erronée que l’on agissait – par le biais du parti, du leader honoré ou de la prétendue marche de l’histoire – « au nom de quelque chose qui nous dépasse ».65 « La position de Horkheimer dans cette pièce est parfaitement en ligne avec l’anarcho-anticommunisme, qui est une idéologie très répandue au sein de la gauche occidentale : une « démocratie sans classe » est censée émerger spontanément du peuple par le « libre accord », sans l’influence supposée pernicieuse des partis ou des États. Comme l’a souligné avec perspicacité Domenico Losurdo, la machine de guerre nazie ravageait l’URSS au début des années 1940, et l’appel de Horkheimer aux socialistes pour qu’ils abandonnent la centralisation de l’État et des partis ne revenait donc à rien de moins qu’à leur demander de capituler devant le déchaînement génocidaire des nazis.66

Alors qu’à la fin de son pamphlet de 1942, Horkheimer suggère vaguement qu’il pourrait y avoir quelque chose de désirable dans le socialisme, des textes ultérieurs mettront pleinement en évidence leur rejet sans équivoque de celui-ci. Par exemple, lorsqu’Adorno et Horkheimer ont envisagé de faire une déclaration publique sur leur relation avec l’Union Soviétique, le premier a envoyé au second le projet suivant d’un article qu’il prévoyait de cosigner : « Notre philosophie, en tant que critique dialectique de la tendance sociale générale de l’époque, se trouve dans l’opposition la plus nette à la politique et à la doctrine qui émanent de l’Union Soviétique. Nous sommes incapables de voir dans la pratique des dictatures militaires déguisées en démocraties populaires autre chose qu’une nouvelle forme de répression ».67 Il est intéressant de noter à cet égard, étant donné le manque flagrant d’analyse matérialiste du socialisme réellement existant de la part d’Adorno et Horkheimer, que même la CIA a reconnu que l’Union Soviétique n’était pas une dictature. Dans un rapport daté du 2 mars 1955, l’Agence a clairement déclaré : « Même à l’époque de Staline, il y avait une direction collective. L’idée occidentale d’un dictateur au sein du système communiste est exagérée. Les malentendus à ce sujet sont dus à un manque de compréhension de la nature réelle et de l’organisation de la structure du pouvoir communiste ».68

En 1959, Adorno publie un texte intitulé « Le sens du travail à travers le passé » dans lequel il recycle la « vérité honteuse » de la « sagesse philistine » mentionnée dans ce projet antérieur, à savoir que – en totale conformité avec l’idéologie dominante de la Guerre Froide en Occident – le fascisme et le communisme sont identiques parce qu’il s’agit de deux formes de « totalitarisme. » Rejetant ouvertement le point de vue de « l’idéologie politico-économique », qui distingue manifestement ces deux camps belligérants, Adorno prétendait avoir un accès privilégié à une dynamique socio-psychologique plus profonde qui les unit.69 En tant que « personnalités autoritaires », affirmait-il ex cathedra, les fascistes et les communistes « possèdent un faible ego » et compensent en s’identifiant au « pouvoir réel » et aux « grands collectifs ».70 La notion même de « personnalité autoritaire » est donc une fourberie visant à synthétiser les contraires par le biais de pseudo-dialectiques psychologisantes. Elle pose d’ailleurs la question de savoir pourquoi la psychologie et les modes de pensée particuliers semblent, au moins ici, être plus centraux dans l’explication historique que les forces matérielles et la lutte des classes.

Malgré cette tentative d’identifier psychologiquement les fascistes et les communistes, Adorno suggère néanmoins, dans le même texte, que l’assaut nazi contre l’Union Soviétique pourrait être rétrospectivement justifié par le fait que les bolcheviks étaient – comme Hitler lui-même l’avait dit – une menace pour la civilisation occidentale. « La menace que l’Est engloutisse les contreforts de l’Europe Occidentale est évidente » affirmait Adorno, « et quiconque ne résiste pas à cette menace est littéralement coupable de répéter l’apaisement de Chamberlain. »71 L’analogie est révélatrice car, dans ce cas, cela signifierait apaiser les communistes « fascistes » si l’on ne les combat pas directement. En d’autres termes, aussi obscure et alambiquée que soit sa phraséologie, cela semble être un appel à l’opposition militaire contre la propagation du communisme (ce qui est parfaitement en ligne avec le soutien de Horkheimer à la guerre impérialiste des États-Unis au Vietnam).

Le rejet féroce d’Adorno du socialisme réellement existant a également été pleinement exposé dans son échange avec Alfred Sohn-Rethel. Ce dernier lui a demandé si la Dialectique Négative avait quelque chose à dire sur le changement du monde, et si la Révolution Culturelle Chinoise faisait partie de la « tradition affirmative » qu’il condamnait. Adorno répondit qu’il rejetait la « pression morale » du « marxisme officiel » pour mettre la philosophie en pratique72 : « Rien d’autre que le désespoir ne peut nous sauver », affirma-t-il avec le panache caractéristique de la mélancolie petite-bourgeoise.73 Ajoutant, pour faire bonne mesure, que les événements de la Chine communiste n’étaient pas porteurs d’espoir, il expliquait avec une insistance mémorable que toute sa vie de penseur avait été résolument opposée à cette forme – et vraisemblablement à d’autres – de socialisme : « Il me faudrait renier tout ce que j’ai pensé toute ma vie si je devais admettre ressentir autre chose que de l’horreur à sa vue. »74 L’indulgence ouverte d’Adorno pour le désespoir et l’horreur simultanée du socialisme existant ne sont pas simplement des réactions personnelles idiosyncrasiques, mais des affects découlant d’une position de classe. « Les représentants du mouvement ouvrier moderne », écrivait Lénine en 1910, « constatent qu’ils ont beaucoup de raisons de protester, mais rien de quoi les désespérer ».75 Dans une description qui anticipait la morosité petite-bourgeoise d’Adorno, le leader de la première révolution socialiste réussie au monde expliquait ensuite que « le désespoir est typique de ceux qui ne comprennent pas les causes du mal, ne voient pas d’issue et sont incapables de lutter ».76

Adorno a également poursuivi cette ligne de pensée, ou plutôt de sentiment, dans ses critiques de l’activisme étudiant anti-impérialiste et anticapitaliste des années 1960. Il était d’accord avec Habermas – qui avait lui-même été membre des Jeunesses Hitlériennes et avait étudié pendant quatre ans sous la direction du « philosophe nazi » (sa description de Heidegger) – pour dire que cet activisme équivalait à un « fascisme de gauche ». Il défend l’Allemagne de l’Ouest en tant que démocratie fonctionnelle plutôt qu’en tant qu’État « fasciste », comme l’affirment certains étudiants.77 Parallèlement, il se dispute avec Marcuse au sujet de ce qu’il juge être le soutien erroné de ce dernier aux étudiants et au mouvement anti-guerre, affirmant explicitement que la réponse à la question « Que faire ? », pour les vrais dialecticiens, est rien du tout : « le but d’une véritable praxis serait sa propre abolition ».78 Il a ainsi inversé, par un sophisme dialectique, l’un des principes centraux du marxisme, notamment la primauté de la pratique. C’est dans ce contexte de renversement de Marx qu’il a répété, une fois de plus, le mantra idéologique du monde capitaliste : « fascisme et communisme sont identiques ».79 Même s’il a qualifié ce slogan de « truisme petit-bourgeois », reconnaissant apparemment son statut idéologique, il l’a embrassé sans réserve.80

L’idéalisme est la marque de fabrique des réflexions d’Adorno et Horkheimer sur le socialisme réellement existant et, plus généralement, sur les mouvements sociaux progressistes. Plutôt que d’étudier les projets qu’ils dénigrent avec la rigueur et le sérieux avec lesquels ils abordent parfois d’autres sujets, ils s’appuient sur des représentations de base et des canards anticommunistes dépourvus d’analyse concrète (bien qu’ils fassent parfois référence à quelques publications anticommunistes, comme celles du militant enragé de la guerre froide Arthur Koestler, qui ont été amplement financées et soutenues par les États impérialistes et leurs services de renseignement).81 Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne leur dénigrement des projets de construction d’États socialistes. Leurs écrits sur le sujet sont non seulement remarquablement dépourvus de références à toute étude rigoureuse sur la question, mais ils procèdent comme si un tel engagement sérieux n’était même pas nécessaire. Ces textes font une génuflexion à l’idéologie dominante, insistant fermement sur la bonne foi anti-stalinienne de leurs auteurs, sans se soucier des détails, des nuances ou des complexités.

On ne peut s’empêcher de se demander si les étudiants n’avaient pas raison lorsque, à la fin des années 1960, ils ont fait circuler des tracts affirmant que ces chercheurs de Francfort étaient des « idiots de gauche de l’État autoritaire » qui étaient « critiques en théorie, conformistes en pratique ».82 Hans-Jürgen Krahl, l’un des doctorants de Theodor Adorno, est allé jusqu’à diffamer publiquement son mentor et les autres professeurs de Francfort en les qualifiant de « Scheißkritische Theoretiker [théoriciens critiques de merde] ».83 Il a formulé cette critique lapidaire à l’encontre de ces farouches défenseurs de la théorie de l’ABS [Anything But Socialism] alors qu’il était arrêté, sur ordre d’Adorno, pour une occupation universitaire liée à son engagement dans la Ligue des Étudiants Allemands Socialistes. Le fait que l’auteur de Dialectique Négative ait appelé la police pour faire arrêter ses propres étudiants est un point de référence standard parmi ses critiques politiques. Mais, comme nous l’avons vu, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Loin d’être une anomalie bizarre, il est cohérent avec sa politique, sa fonction sociale au sein de l’appareil intellectuel, sa position de classe et son orientation générale dans la lutte des classes mondiale.

Les Tuis du « marxisme » occidental

Brecht a proposé le néologisme « Tuis » pour désigner les intellectuels (Intellektuellen) qui, en tant que sujets d’une culture marchandisée, prennent tout à l’envers (d’où Tellekt-uellen-in). Il avait partagé ses idées pour un Roman-Tui avec Benjamin dans les années 1930, et il a écrit plus tard une pièce de théâtre qui a émergé de ses notes antérieures, intitulée Turandot ou Le Congrès des laveurs de blanc. Rentré en République Démocratique d’Allemagne après la Seconde Guerre Mondiale pour contribuer au projet de construction de l’État socialiste, contrairement aux universitaires de Francfort qui se sont installés en Allemagne de l’Ouest avec des fonds de la classe dirigeante capitaliste, Turandot a été en partie écrite comme une critique satirique de ces « marxistes » occidentaux.

Dans la pièce, les Tuis sont présentés comme des laveurs de blanc professionnels qui reçoivent un beau salaire pour faire apparaître les choses à l’opposé de ce qu’elles sont. « Le pays tout entier est gouverné par l’injustice », déclare Sen dans Turandot, avant de fournir un résumé concis de la théorie ABS : « et à l’Académie Tui, tout ce que vous apprenez, c’est pourquoi il doit en être ainsi. »84 La formation Tui, comme le travail de l’Institut de Recherche Sociale, nous enseigne qu’il n’y a pas d’alternative à l’ordre dominant, et elle exclut ainsi la possibilité d’un changement de système. Dans l’une des scènes les plus frappantes, les Tuis sont montrés en train de préparer le congrès des laveurs de blancs. Nu Shan, l’un des professeurs de l’Académie, fait fonctionner un système de poulie qui peut faire monter ou descendre un panier de pain devant le visage de l’orateur. En formant un jeune homme nommé Shi Me pour devenir un Tui, il lui demande de parler sur le thème « Pourquoi la position de Kai Ho est fausse » (Kai Ho est un révolutionnaire ressemblant à Mao Zedong). Nu Shan explique qu’il lèvera la corbeille à pain au-dessus de sa tête lorsque Shi Me dira quelque chose de faux et la baissera devant son visage lorsque ce sera correct. Après de nombreux soulèvements et abaissements en rapport avec la capacité de Shi Me à se conformer à l’idéologie dominante, ses arguments vont crescendo jusqu’à la calomnie anticommuniste stridente dépourvue d’argumentation rationnelle : « Kai Ho n’est pas du tout un philosophe, mais juste une grande gueule – la corbeille descend – un fauteur de troubles, un bon à rien assoiffé de pouvoir, un joueur irresponsable, un baratineur, un violeur, un incroyant, un bandit et un criminel. La corbeille plane juste devant la bouche de l’orateur. Un tyran ! »85 Cette scène présente, en microcosme, la relation entre les intellectuels professionnels et leurs bailleurs de fonds au sein des sociétés de classe : les premiers gagnent leur pain en tant qu’agents libres académiques en fournissant la meilleure idéologie possible aux seconds. Il y a là matière à réflexion.

Ce que l’École de Francfort avait à offrir aux donneurs de pain de la « société d’entrave » était désormais insignifiant. Mobilisant des sophismes pseudo-dialectiques, ils ont défendu dans un langage académique de haute volée la ligne du Département d’État Étatsunien selon laquelle le communisme est indiscernable du fascisme, même si 27 millions de Soviétiques ont donné leur vie pour vaincre la machine de guerre nazie pendant la Seconde Guerre Mondiale (pour ne mentionner qu’une des formes les plus flagrantes d’opposition entre le communisme et le fascisme, bien qu’il y en ait bien sûr beaucoup d’autres puisqu’ils sont des ennemis mortels). De plus, en déplaçant la lutte des classes en faveur d’une théorie critique idéaliste coupée des engagements politiques pratiques, ils ont déplacé les fondements mêmes de l’analyse du matérialisme historique vers une critique théorique généralisée de la domination, du pouvoir et de la pensée identitaire.

Adorno et Horkheimer ont donc finalement joué le rôle de récupérateurs radicaux. En cultivant une apparence de radicalité, ils ont récupéré l’activité même de la critique au sein d’une idéologie pro-occidentale et anti-communiste. Comme d’autres membres de l’intelligentsia petite-bourgeoise d’Europe et des États-Unis, qui formaient la base du marxisme occidental, ils ont exprimé publiquement leur dégoût social-chauvin envers ce qu’ils décrivaient comme les barbares sauvages de l’Est, qui osaient prendre l’arme de la théorie marxiste à la Lénine et l’utiliser pour agir selon le principe qu’ils pouvaient se gouverner eux-mêmes. Depuis le confort relatif de leur citadelle professorale financée par le capitalisme à l’Ouest, ils défendaient la supériorité du monde euro-étatsunien qui les promouvait contre ce qu’ils appelaient le projet de nivellement des barbares bolchevisés de la périphérie non civilisée.

En outre, leur critique généralisée de la domination fait partie d’une adhésion plus large à une idéologie anti-parti et anti-état, qui laisse finalement la gauche privée des outils d’organisation disciplinée nécessaires pour mener des luttes fructueuses contre l’appareil politique, militaire et culturel bien financé de la classe dirigeante capitaliste. Ceci est parfaitement en ligne avec leur politique globale de défaite, qu’Adorno a explicitement embrassée à travers sa défense anti-marxiste de l’inaction comme la plus haute forme de praxis. Les dirigeants de l’Académie Tui de Francfort, amplement financés et soutenus par la classe dirigeante capitaliste et les États impérialistes, y compris la Sécurité Nationale des États-Unis, étaient donc en fin de compte les porte-parole mondiaux d’une politique anticommuniste d’accommodation capitaliste. Se tordant les mains devant les infélicités de la société de consommation, qu’ils décrivaient parfois de manière remarquablement détaillée, ils refusaient néanmoins de prendre des mesures concrètes pour y remédier en raison de l’hypothèse de base selon laquelle le remède socialiste à de tels malheurs est bien pire que la maladie elle-même.

* Cet article s’inspire et développe une analyse détaillée dont les nombreuses références soutiennent les affirmations avancées ici : Gabriel Rockhill, « Critical and Revolutionary Theory » in Domination and Emancipation : Remaking Critique, Ed. Daniel Benson (Londres : Roman & Littlefield International, 2021). Je suis profondément reconnaissant aux amis et collègues qui ont fourni des commentaires cruciaux sur les versions précédentes de cet article, y compris ceux qui ont exprimé des réserves sur certains des arguments (pour lesquels j’accepte l’entière responsabilité) : Larry Busk, Helmut-Harry Loewen, Jennifer Ponce de León, Salvador Rangel et Yves Winter.


NOTES

1Voir mon analyse de Jürgen Habermas, Axel Honneth et Nancy Fraser dans « Critical and Revolutionary Theory« .

2Voir, par exemple, Thomas W. Braden, « I’m Glad the CIA Is « Immoral«  », Saturday Evening Post (20 mai 1967). Si l’on en juge par le fait que W.W. Rostow a partagé, par l’intermédiaire du directeur de la CIA Richard Helms, l’article de Braden avec le président des États-Unis avant sa publication, il s’agit très probablement de ce que l’Agence appelle un « accrochage limité ». Comme l’a expliqué l’ancien assistant exécutif du directeur adjoint de la CIA, Victor Marchetti, un limited hangout est une tactique de relations publiques utilisée par les professionnels de la clandestinité : « Lorsque leur voile de secret est déchiré et qu’ils ne peuvent plus s’appuyer sur une fausse histoire pour désinformer le public, ils admettent – parfois même volontairement – une partie de la vérité tout en parvenant à dissimuler les faits clés et préjudiciables de l’affaire. Le public, cependant, est généralement si intrigué par les nouvelles informations qu’il ne pense jamais à poursuivre l’affaire » (« CIA to Admit Hunt Involvement in Kennedy Slaying », The Spotlight, 14 août 1978 : https://archive.org/details/marchetti-victor-cia-to-admit-hunt-involvement-in-kennedy-slaying-the-spotlight-aug.-14-1978/mode/2up).

3Voir Gabriel Rockhill, Radical History & the Politics of Art (New York : Columbia University Press, 2014), 207-8 et Giles Scott-Smith, « The Congress for Cultural Freedom, the End of Ideology, and the Milan Conference of 1955 : ‘Defining the Parameters of Discourse' », Journal of Contemporary History, Vol. 37 No. 3 (2002) : 437-455. L’antenne parisienne de l’Institut de Recherche Sociale collaborait étroitement avec Raymond Aron, qui était chargé de vérifier quels travaux étaient appropriés pour un public français (voir Theodor Adorno et Max Horkheimer, Correspondance : 1927-1969, Vol. I, eds. Christoph Gödde et Henri Lonitz, trad. Didier Renault, Paris, Klincksieck, 2016), 146. Je cite cette édition française ici et ailleurs car la correspondance complète d’Adorno et Horkheimer n’est pas disponible en anglais, à ma connaissance). Dans l’après-guerre, Aron est devenu la figure de proue philosophique du CCF et un idéologue anticommuniste infatigable dont la visibilité publique a été immensément renforcée par le soutien de la CIA.

4Par « agent », j’entends que Lasky a travaillé en étroite collaboration avec la CIA – ainsi qu’avec d’autres agences du gouvernement américain – dans le cadre de ses vastes efforts de propagande anticommuniste, et non qu’il était lui-même un « agent » de la CIA (ce qui n’a pas été confirmé, pour autant que je sache). La collaboration de Lasky avec la CIA et d’autres agences a été prouvée par de nombreux documents internes, ainsi que par les travaux de chercheurs comme Frances Stonor Saunders, Michael Hochgeschwender, Hugh Wilford et Peter Coleman, entre autres. Une partie de la correspondance de Lasky avec Adorno est disponible dans Theodor Adorno et Max Horkheimer, Correspondance : 1927-1969, Vol. I-IV, eds. Christoph Gödde et Henri Lonitz, trad. Didier Renault (Paris : Klincksieck : 2016).

5Voir Adorno et Horkheimer, Correspondance, vol. III, 291.

6Voir Adorno et Max Horkheimer, Correspondance, Vol. III, 348.

7Voir Michael Hochgeschwender, Freiheit in der Offensive ? Der Kongreß für kulturelle Freiheit und die Deutschen (Munich : R. Oldenbourg Verlag, 1998), 488.

8Hochgeschwender, Freiheit in der Offensive?, 563.

9Voir, par exemple, Minqi Li, « The 21st Century : Y a-t-il une alternative (au socialisme) ? » Science & Société 77:1 (janvier 2013) : 10-43 ; Vicente Navarro, « Has Socialism Failed ? Une analyse des indicateurs de santé sous le capitalisme et le socialisme« , Science & Société 57:1 (printemps 1993) : 6-30. Tricontinental a fourni de nombreuses analyses approfondies du socialisme réellement existant et de sa comparaison avec le capitalisme réellement existant : https://thetricontinental.org/.

10John Abromeit, Max Horkheimer et les fondements de l’école de Francfort (Cambridge, UK : Cambridge University Press, 2011), 42.

11Thomas Wheatland, The Frankfurt School in Exile (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2009), 24 ; Ingar Solty, « Max Horkheimer, a Teacher without a Class », Jacobin (15 février 2020) : https://www.jacobinmag.com/2020/02/max-horkheimer-frankfurt-school-adorno-working-class-marxism ; Wheatland, The Frankfurt School in Exile, 13.

12Perry Anderson, Considerations on Western Marxism (Londres : Verso, 1989), 33 ; Steven Müller-Doohm, Adorno : A Biography, trans. Rodney Livingstone (Cambridge : Polity Press, 2005), 94.

13Anderson, Considerations on Western Marxism, 33.

14Rolf Wiggershaus, The Frankfurt School: Its History, Theories, and Political Significance, trans. Michael Robertson (Cambridge, Massachusetts: The MIT Press, 1995), 104.

15Abromeit, Max Horkheimer, 150. Les maigres et circonspects espoirs que Horkheimer avait placés dans l’Union Soviétique se sont dissipés au début des années 1930, et « après 1950, Horkheimer a commencé à défendre les traditions politiques libérales-démocratiques de l’Occident d’une manière […] unilatérale » (Abromeit, Max Horkheimer, 15, voir aussi 181).

16« La théorie critique », affirmait Horkheimer, « n’est ni « profondément enracinée » comme la propagande totalitaire, ni « détachée » comme l’intelligentsia libéraliste » (Max Horkheimer, Critical Theory : Selected Essays, trans. Matthew J. O’Connell et autres (New York : Continuum, 2002), 223-4).

17Marie-Josée Levallée, « Octobre et les perspectives de la révolution : The Views of Arendt, Adorno, and Marcuse, » The Russian Revolution as Ideal and Practice : Failures, Legacies, and the Future of Revolution, eds. Thomas Telios et al. (Cham, Suisse : Palgrave Macmillan, 2020), 173.

18Gillian Rose, The Melancholy Science : An Introduction to the Thought of Theodor W. Adorno (New York : Columbia University Press, 1978), 2.

19Wiggershaus, The Frankfurt School, 133. Also see Solty, “Max Horkheimer, a Teacher without a Class” and Rose, The Melancholy Science, 2.

20Müller-Doohm, Adorno, 181.

21Müller-Doohm, Adorno, 181. « Même dans ses lettres privées », écrit Müller-Doohm, « jusqu’au milieu des années 1930, nous ne trouvons rien de plus que des images d’humeur pessimiste plutôt généralisées, et aucune déclaration sans ambiguïté sur la situation politique » (181).

22Anderson, Considerations on Western Marxism, 33. Thomas Wheatland explique que le cercle de Horkheimer à New York a choisi de  » rester silencieux sur les grandes questions politiques de l’époque et […] a dissimulé] son marxisme presque complètement. […] Horkheimer ne voulait pas risquer les répercussions possibles d’un activisme politique ou même d’un engagement politique sur les grands sujets de l’époque  » (The Frankfurt School in Exile (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2009), 99).

23Voir Stuart Jeffries, Grand Hotel Abyss: The Lives of the Frankfurt School (London: Verso, 2017), 72 and 197.

24Voir Wheatland, The Frankfurt School in Exile, 72 (voir aussu 141).

25Jeffries, Grand Hotel Abyss, 136. Brecht maintained that “the Frankfurt School perpetrated a bourgeois sleight of hand by posturing as a Marxist institute while at the same time insisting that revolution could no longer depend on insurrection by the working class, and declining to take part in the overthrow of capitalism” (Jeffries, Grand Hotel Abyss, 77).

26Cité dans Ulrich Fries, « Ende der Legende : Hintergründe zu Walter Benjamins Tod« , The Germanic Review : Littérature, Culture, Théorie 96:4 (2021), 421, 422. Je tiens à exprimer ma sincère gratitude à Helmut-Harry Loewen, qui a attiré mon attention sur cet important article et m’a fait part de sa traduction partielle.

27Cité dans Fries, « Ende der Legende », 422, 422.

28Voir la lettre d’Adorno à Horkheimer du 26 janvier 1936, publiée dans Adorno et Horkheimer, Correspondance, Vol. I, 110.

29Voir l’échange épistolaire entre eux dans Ronald Taylor, ed., Aesthetics and Politics (Londres : Verso, 1977), 100-141.

30Cité dans Fries, “Ende der Legende,” 409.

31Fries, “Ende der Legende,” 409, 424.

32Fries, “Ende der Legende,” 414.

33Fries, “Ende der Legende,” 410.

34Jack Jacobs, The Frankfurt School, Jewish Lives, and Antisemitism (Cambridge UK, Cambridge University Press, 2014), 59-60.

35Todd Cronan, Red Aesthetics: Rodchenko, Brecht, Eisenstein (Lanham, Maryland: Rowman & Littlefield Publishers, 2021), 132.

36Cronan, Red Aesthetics, 151.

37Sur le leadership du JLC, voir Catherine Collomp,  » ‘Anti-Semitism among American Labor’ : A Study by the Refugee Scholars of the Frankfurt School of Sociology at the End of World War II « , Labor History 52:4 (novembre 2011) : 417-439. Sur le travail de Dubinsky avec la CIA, voir les documents disponibles sur le FOIA Electronic Reading Room de la CIA (https://www.cia.gov/readingroom/home), ainsi que Hugh Wilford, The Mighty Wurlitzer : How the CIA Played America (Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 2008) et Frances Stonor Saunders, The Cultural Cold War : The CIA and the World of Arts and Letters (New York : The New Press, 1999).

38David Jenemann, Adorno in America (Minneapolis: University of Minnesota Press, 2007), 181-2.

39Voir le dossier FBI d’Adorno : https://vault.fbi.gov/theodor-adorno/theodor-adorno-part-01-of-01/view

40Voir le dossier FBI d’Adorno : https://vault.fbi.gov/theodor-adorno/theodor-adorno-part-01-of-01/view

41Anderson, Considerations on Western Marxism, 34.

42Jeffries, Grand Hotel Abyss, 297. Rappelons que Habermas lui-même était membre des Jeunesses hitlériennes et qu’il soutiendra plus tard la guerre du Golfe persique et l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie.

43Voir la jérémiade de Horkheimer contre Habermas et le marxisme dans sa lettre à Adorno du 27 septembre 1958 dans Adorno et Horkheimer, Correspondance, Vol. IV, 386-399.

44Wiggershaus, The Frankfurt School, 554.

45Jenemann, Adorno in America, 182.

46Christopher Simpson, Science of Coercion: Communication Research and Psychological Warfare 1945-1960 (Oxford: Oxford University Press, 1996), 4.

47Wiggershaus, The Frankfurt School, 397.

48John Loftus, America’s Nazi Secret (Walterville, OR: Trine Day, LLC, 2011), 228.

49See Wiggershaus, The Frankfurt School, 434.

50Wiggershaus, The Frankfurt School, 479.

51See Robert S. Wistrich, Who’s Who in Nazi Germany (New York: Routledge, 2001), 281.

52Cité dans Jenemann, Adorno in America, 184. Adorno l’a dit lui-même dans sa déclaration sous serment : « L’Institut de Recherche Sociale de l’Université de Frankfort [sic] a été fondé avec le soutien de HICOG et largement soutenu par des moyens étatsuniens. Le but de cette institution est de développer une intégration des méthodes de recherche étatsuniennes et allemandes et d’aider à l’éducation des étudiants allemands dans l’esprit de la démocratie étatsunienne » (Jenemann, Adorno in America, 184).

53Selon Wiggershaus : « Horkheimer n’a pas, comme Paul Tillich, défendu le socialisme ou, comme Hugo Sinzheimer ou Hermann Heller, appartenu aux démocrates engagés et aux adversaires déclarés du nazisme » (L’École de Francfort, 112). Sur Adenauer, voir Rockhill, « Critical and Revolutionary Theory », ainsi que Philip Agee et Louis Wolf, Dirty Work : The CIA in Western Europe (New York : Dorset Press, 1978).

54Cité dans Wolfgang Kraushaar, ed., Frankfurter Schule und Studentenbewegung : Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946-1995, Vol. I : Chronik (Hambourg : Rogner & Bernhard GmbH & Co. Verlags KG, 1998), 252-3.

55Voir William Blum, Killing Hope: US Military and CIA Interventions since World War II (London: Zed Books, 2014).

56Cité dans Jeffries, Grand Hotel Abyss, 297.

57V.I. Lenin, Collected Works, Vol. 22 (Moscow: Progress Publishers, 1966), 309.

58La racialisation des communistes a été un élément important de l’idéologie anticommuniste, comme l’explique Domenico Losurdo dans War and Revolution, trad. Gregory Elliott (Londres : Verso, 2015).

59Theodor Adorno et Max Horkheimer, “Towards a New Manifesto?” New Left Review 65 (September-October 2019), 49.

60Adorno et Horkheimer, “Towards a New Manifesto?” 59.

61Adorno et Horkheimer, “Towards a New Manifesto?” 59.

62Adorno et Horkheimer, “Towards a New Manifesto?” 57.

63Adorno et Horkheimer, “Towards a New Manifesto?” 57 et 59.

64Adorno et Horkheimer, “Towards a New Manifesto?” 41. Horkheimer a exprimé des opinions pro-capitalistes et anti-communistes similaires à de nombreuses reprises. Par exemple, dans une longue lettre à Adorno datée du 27 septembre 1958, il affirme que « la révolution signifie vraiment le passage à la terreur » et affirme que ce qui doit être défendu est « le reste de la civilisation bourgeoise où l’idée de liberté individuelle et de société authentique a encore sa place » (Adorno et Horkheimer, Correspondance : 1927-1969, Vol. IV, 395). En 1968, pour citer un autre exemple, il décrit très explicitement sa position comme contre-révolutionnaire : « Une déclaration ouverte selon laquelle même une démocratie douteuse, malgré tous ses défauts, est toujours meilleure que la dictature qui résulterait inévitablement d’une révolution aujourd’hui, me semble nécessaire au nom de la vérité » (Horkheimer, Critical Theory, viii). Après avoir rappelé la condamnation par Horkheimer de la « barbarie sauvage de l’Est », Stefan Müller-Doohm écrit dans sa biographie de 700 pages sur Adorno que « Adorno et Horkheimer étaient d’accord dans leur évaluation du soi-disant bloc de l’Est, c’est-à-dire l’Union Soviétique, mais aussi la Chine communiste » (415). En ce qui concerne le colonialisme, Horkheimer a écrit à Adorno que si « le rêve européen de supériorité permanente à l’époque coloniale » était « abominable », il avait néanmoins « ses bons côtés » (Adorno et Horkheimer, Correspondance, vol. IV, 466).

65Max Horkheimer, “The Authoritarian State,” Telos 15 (spring 1973): 16.

66Voir Domenico Losurdo, El Marxismo occidental : Cómo nació, cómo murió y cómo puede resucitar.

67Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, eds. Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, Vol. 18 (Francfort-sur-le-Main : S. Fischer, 1985), 73. Voir également Müller-Doohm, Adorno, 334. Adorno est allé jusqu’à approuver explicitement la position de l’anticommuniste militant et collaborateur de la CIA Arthur Koestler, en écrivant que « le communisme est devenu un « parti de droite » (ce que Koestler a souligné) et […] il s’est complètement identifié à l’impérialisme russe » (Adorno et Horkheimer, Correspondance, vol. IV, 655).

68Voir ce document dans la salle de lecture électronique FOIA de la CIA : https://www.cia.gov/readingroom/document/cia-rdp80-00810a006000360009-0 Je tiens à exprimer ma gratitude à Colin Bodayle pour avoir attiré mon attention sur ce document.

69Theodor Adorno, Critical Models: Interventions and Catchwords, trans. Henry W. Pickford (New York: Columbia University Press, 2005), 94.

70Adorno, Critical Models, 94.

71Adorno, Critical Models, 94.

72Müller-Doohm, Adorno, 438.

73Müller-Doohm, Adorno, 438.

74Müller-Doohm, Adorno, 438.

75V.I. Lenin, Collected Works, Vol. 16 (Moscow: Progress Publishers, 1977), 332.

76Lenin, Collected Works, Vol. 16, 332.

77Comme je l’ai soutenu dans “Critical and Revolutionary Theory”, cette évaluation de la part des étudiants était pleinement justifiée.

78Adorno, Critical Models, 267. La fausse louange dialectique d’Adorno à l’égard de l’inaction comme meilleure forme d’action est réitérée dans sa correspondance avec Marcuse concernant les protestations étudiantes : « Nous avons résisté à notre époque, vous comme moi, à une situation bien plus terrible, celle du meurtre des Juifs, sans passer à la praxis, simplement parce qu’elle nous était interdite. […] Pour dire les choses crûment : Je pense que vous vous faites des illusions en étant incapables de continuer sans participer aux cascades étudiantes, à cause de ce qui se passe au Vietnam ou au Biafra. Si telle est vraiment votre réaction, alors vous ne devriez pas seulement protester contre l’horreur des bombes au napalm, mais aussi contre les indicibles tortures à la chinoise que les Vietcongs pratiquent en permanence » (Adorno et Marcuse, « Correspondance on the German Student Movement », New Left Review 233 (janvier-février 1999), 127). Il fait des déclarations similaires ailleurs, comme dans son texte de 1969 sur la « Résignation » où il célèbre le « moment utopique de la pensée » par-dessus et contre toute forme d’action : « Le penseur critique intransigeant, qui ne cède pas sa conscience et ne se laisse pas terroriser par l’action, est en vérité celui qui ne cède pas. […] La pensée est en fait la force de la résistance » (Adorno, Critical Models, 293).

79Adorno, Critical Models, 268.

80Adorno, Critical Models, 268.

81Koestler était une figure majeure des réseaux du Congrès pour la Liberté de la Culture de la CIA et du Département de Recherche d’Information du MI6.

82Cité dans Esther Leslie, “Introduction to Adorno/Marcuse Correspondence on the German Student Movement”, New Left Review 233 (janvier-février 1999), 119 et Kraushaar, Frankfurter Schule und Studentenbewegung, Vol. 1, 374.

83Kraushaar, Frankfurter Schule und Studentbewegung, vol. 1, 398. Krahl est le seul activiste à ne pas être libéré de prison la même nuit, et Adorno décide de porter plainte contre lui, comme il l’avait fait en 1964 contre le groupe étudiant Subversive Aktion, malgré les pressions exercées pour qu’il abandonne les poursuites.

84Bertolt Brecht, Collected Plays: Six, eds. John Willett and Ralph Manheim (London: Random House, 1998), 189.

85Brecht, Collected Plays: Six, 145.

L’AUTEUR

Gabriel Rockhill est un philosophe, un critique culturel et un théoricien politique. Il enseigne à l’université de Villanova et à la prison de Graterford, et il dirige l’atelier de théorie critique de la Sorbonne. Parmi ses ouvrages récents figurent la Contre-Histoire du présent (2017), Interventions in Contemporary Thought (2016) et Radical History & the Politics of Art (2014). A suivre sur twitter : @GabrielRockhill. Pour plus d’informations : https://gabrielrockhill.com