Ces femmes au foyer étatsuniennes en quête de liberté en Russie Soviétique

Ces femmes au foyer étatsuniennes en quête de liberté en Russie Soviétique

Source : The American housewives who sought freedom in Soviet Russia - Aeon - 6 juillet 2017
1925 – Affiche soviétique – Dans le rang avec les hommes

Le chapitre soviétique du féminisme étatsunien nous rappelle que les luttes des femmes pour trouver un équilibre entre la maternité, les tâches domestiques et un travail utile, ainsi que leurs espoirs de construire une société plus juste, ont une longue et riche histoire.

Au cours de l’été 1922, Ruth Epperson Kennell, bibliothécaire pour enfants, quitte New York pour les confins de la Sibérie. Elle voyage avec son mari Frank et 132 autres « pionniers ». En Sibérie, ils rejoignent la colonie de Kuzbas, une commune utopique située dans la ville minière de Kemerovo, fondée par « Big Bill » Haywood, l’un des principaux Wobbly (syndicaliste de l’IWW – Industrial Workers of the World) qui avait pu quitter les États-Unis sous caution et avait fui en Russie. Haywood et des centaines d’autres étrangers étaient impatients d’établir des communes industrielles et agricoles pour aider la « nouvelle Russie ». Kennell affirme que les pionniers de Kuzbas – qui reproduisent la colonisation de l’Ouest des États-Unis et le processus de développement industriel sur une nouvelle frontière – construisent, non pas une nouvelle Atlantide, mais une « nouvelle Pennsylvanie ».

La décision de Kennel de signer un contrat de deux ans avec la Société pour une Aide Technique à la Russie Soviétique, et de quitter le confort de la classe moyenne étatsunienne, a été étonnamment populaire. C’est un article dans le journal radical Liberator par le chanteur prolétaire Mike Gold, intitulé « Wanted : Pionniers pour la Sibérie « , qui a fourni l’étincelle aux Kenell pour donner une nouvelle direction à leur vie. Il a également mis en évidence les attraits d’un exode plus large qui ne se limitait pas à la fuite des États-Unis : ces pionniers voulaient participer à la construction de quelque chose de nouveau. C’était particulièrement le cas pour les femmes étatsuniennes à un moment où elles avaient obtenu le droit de vote mais où rien n’avait vraiment changé pour elles. Faisant appel aux « jeunes intellectuels qui n’ont pas fui vers les cafés des boulevards de Paris pour y siroter des cocktails dans une sorte de noble protestation contre le puritanisme étatsunien », l’article de Gold a convaincu les Kennell de faire leurs bagages et de laisser leur fils de 18 mois en Californie avec sa grand-mère paternelle.

1959 – Affiche soviétique – Unité des femmes pour la paix la vie le bonheur

Bien que plus d’hommes que de femmes aient offert leurs services à la Russie dans les premières années de son existence – et que beaucoup de femmes qui sont venues ne faisaient qu’accompagner leurs maris – Kennell faisait partie de celles qui ont rejoint la Russie non pas en tant qu’épouses dépendantes mais en tant que travailleuses. En effet, ce qui rendait l’aventure Kuzbas attrayante pour elle, avec cette vie en communauté, c’était la possibilité d’échapper à ce que Lénine avait décrit comme la « corvée écrasante » des travaux ménagers.

Il s’avère que Kennell avait également envie de s’affranchir de la moralité bourgeoise et qu’elle était de plus en plus attirée par un ingénieur de New York qu’elle avait rencontré dans le bureau de la colonie. Lorsque son mari partit après une dispute entre Wobblies et communistes, Kennell se sentit plus soulagée que désolée. Comme elle le note dans le magazine satirique populaire American Mercury : « Au printemps 1925, plus d’un partenariat matrimonial a fondu, généralement à l’initiative de la femme. Les femmes de la colonie ont trouvé en Sibérie la liberté dont leurs âmes avaient besoin ».

Peinture Soviétique – Soudeuse

Kennell faisait partie des centaines d’étatsuniennes qui regardaient la Russie révolutionnaire en essayant d’imaginer une nouvelle façon d’être dans le monde. Avant la révolution bolchevique, les suffragettes, les travailleuses des foyers d’accueil, les réformatrices des prisons, les muckrakers et d’autres « New Women » préoccupées par la justice sociale ont rejoint la lutte pour la « liberté russe ». Nombreuses sont celles qui considèrent que l’effort de libération de la « Russie profonde » a une portée universelle. Longtemps considéré comme une sorte de « jumeau maléfique » des États-Unis (avec une frontière tout aussi « instable » et une tradition de servage qui a pris fin presque au même moment que l’abolition de l’esclavage étatsunien), le régime tsariste semblait incarner la dynamique séculaire d’une poignée de riches opprimant brutalement les masses. Lillian Wald et d’autres colons ont écrit avec admiration sur les « tendres » femmes révolutionnaires de Russie que la haine de l’injustice a poussées à prendre les armes contre leur gouvernement. Après le succès de la révolution, les New Women des États-Unis ont approuvé les tentatives soviétiques de socialiser les tâches ménagères par le biais de blanchisseries, de cantines et de crèches publiques. Elles ont célébré le nouvel idéal de « l’amour entre camarades ». Et elles ont fait l’éloge des lois accordant le droit de vote aux femmes, légalisant l’avortement, simplifiant le divorce et imposant l’égalité des salaires.

À la fin des années 1920, chaque année, des centaines « d’Amerincan girls » – secouristes, journalistes, artistes, éducatrices, artistes et aventurières – « débarquent dans la capitale rouge » pour assister et prendre part à la « nouvelle vie ». La célèbre danseuse Isadora Duncan arrive à Moscou en 1921 pour créer une école de danse, désireuse de voir s’il existe « un pays au monde qui ne vénère pas le mercantilisme plus que l’éducation mentale et physique de ses enfants ». La photographe Margaret Bourke-White effectue le premier de ses multiples voyages en Union Soviétique en 1930, déterminée à documenter les progrès industriels de la Russie, déclarant : « Les choses se passent en Russie, et à une vitesse stupéfiante… l’effort de 150 millions de personnes est tellement gigantesque, tellement sans précédent dans toute l’histoire ». Et 22 hommes et femmes afro-étatsuniens, dont des personnalités de la Harlem Renaissance telles que Dorothy West et Langston Hughes, se rendent à Moscou en 1932 pour jouer dans un film montrant « la première image authentique de la vie des Noirs [étatsuniens] ». Le film ne sera jamais tourné, mais la plupart des membres du groupe – dont plusieurs resteront définitivement – trouvent beaucoup à admirer en Union Soviétique.

1966 – Affiche soviétique – Respect mutuel dans la famille

Pourquoi la fascination pour la Russie Révolutionnaire, en particulier chez les femmes, a-t-elle été oubliée ? Une partie de la réponse réside dans le fait que le « rêve soviétique » est devenu un cauchemar pour beaucoup, y compris pour les malchanceux étatsuniens qui ont essayé d’y vivre leur vie, en renonçant avec optimisme (et parfois accidentellement) à leur citoyenneté étatsunienne, puis en se retrouvant piégés : certains ont fini au goulag ou sont morts, et presque tous ceux qui sont restés ont perdu l’idéalisme qui les avait initialement attirés. Pour ceux, nombreux, qui sont restés plusieurs années ou plusieurs mois – c’est-à-dire assez longtemps pour avoir l’impression d’être plus que de simples touristes, mais assez peu pour sentir que leur propre sort n’était pas lié à celui de l’Union Soviétique – il était souvent possible, du moins pour un temps, de rationaliser la violence, la répression et la paranoïa comme des étapes temporaires et nécessaires sur la voie de la construction d’un véritable socialisme.

À la fin des années 1930, il était devenu difficile de soutenir cette thèse ; avec l’avènement de la guerre froide, c’est devenu presque impossible. Aujourd’hui, la « nouvelle guerre froide » est la grille de lecture inévitable pour évaluer le « chapitre » russe du féminisme étatsunien. Pour un mouvement féministe qui a toujours été assiégé, l’histoire des « American Girls de la Russie Rouge » ne représente pas un passé utilisable dans un sens politique. Le fait que Kennell soit restée fidèle à l’Union Soviétique jusqu’à sa mort en 1977 n’est pas une raison pour l’admirer. Mais ce chapitre est bel et bien utilisable dans le sens où il nous permet de comprendre quelque chose du désir et de la faillibilité de l’homme, de la persistance des inégalités entre hommes et femmes, et de la croyance qu’un monde meilleur est possible.

Le chapitre soviétique du féminisme étatsunien nous rappelle que les luttes des femmes pour équilibrer la maternité, les tâches domestiques et un travail valorisant, leur désir de relations amoureuses épanouissantes et égalitaires, et leurs espoirs de construire une société plus juste, ont une longue et riche histoire. Aujourd’hui, alors que les politiciens et les hommes d’affaires de droite sont attirés par la recherche acharnée du profit et l’étalage flagrant du pouvoir en Russie, il semble opportun de se rappeler les attraits bien différents de ce pays à une époque antérieure.

Julia Mickenberg est professeur associé d’études américaines à l’université du Texas, à Austin. Son dernier livre est American Girls in Red Russia : Chasing the Soviet Dream (2017). Elle vit à Austin, au Texas.