Luiz Inácio Lula da Silva – dit « Lula » (ayant gouverné le pays de 2003 à 2010 et ayant été l’artisan, dans ce cadre, de la diversification stratégique et des alliances du Brésil vers les autres puissances émergentes, dont la Russie et actuellement candidat à la présidentielle) -, donne son point de vue sur la guerre en Ukraine dans un grand entretien accordé au magazine étatsunien Time. En voici la traduction. Source : Extrait de Lula Talks to TIME About Ukraine, Bolsonaro, and Brazil's Fragile Democracy - Par Ciara Nugent - Time - 4 mai 2022
TIME : Je voudrais aborder la question de la guerre en Ukraine. Vous vous êtes toujours vanté d’être capable de parler à tout le monde, aussi bien à Hugo Chavez qu’à George Bush. Mais le monde d’aujourd’hui est très fragmenté sur le plan diplomatique. Je voudrais savoir si votre approche fonctionne encore. Pourriez-vous parler à Vladimir Poutine après ce qu’il a fait en Ukraine ?
Lula : Nous, les politiciens, nous récoltons ce que nous semons. Si je sème la fraternité, la solidarité, l’harmonie, je récolterai de bonnes choses. Si je sème la discorde, je récolterai des querelles. Poutine n’aurait pas dû envahir l’Ukraine. Mais ce n’est pas seulement Poutine qui est coupable. Les États-Unis et l’Union Européenne sont également coupables. Quelle était la raison de l’invasion de l’Ukraine ? L’OTAN ? Alors les États-Unis et l’Europe auraient dû dire : « L’Ukraine ne rejoindra pas l’OTAN. » Cela aurait résolu le problème.
Pensez-vous que la menace de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était la véritable raison de l’invasion russe ?
C’est l’argument qu’ils avancent. S’ils en ont un secret, nous ne le savons pas. L’autre question était que l’Ukraine rejoigne l’U.E. Les Européens auraient pu dire : « Non, ce n’est pas le moment pour l’Ukraine de rejoindre l’U.E., nous allons attendre. » Ils n’avaient pas besoin d’encourager la confrontation.
Mais je pense qu’ils ont essayé de parler à la Russie.
Non, ils n’ont pas essayé. Les conversations ont été très rares. Si vous voulez la paix, vous devez être patient. Ils auraient pu s’asseoir à une table de négociation pendant 10, 15, 20 jours, un mois entier, pour essayer de trouver une solution. Je pense que le dialogue ne fonctionne que lorsqu’il est pris au sérieux.
Si vous étiez président en ce moment, que feriez-vous ? Auriez-vous été en mesure d’éviter le conflit ?

Je ne sais pas si j’en serais capable. Si j’étais président, j’aurais téléphoné à [Joe] Biden, à Poutine, à l’Allemagne et à [Emmanuel] Macron. Parce que la guerre n’est pas la solution. Je pense que le problème est que si vous n’essayez pas, vous n’arrangez pas les choses. Et vous devez essayer.
Je suis parfois inquiet. J’étais très inquiet lorsque les États-Unis et l’UE ont adopté [Juan] Guaidó [alors chef du parlement vénézuélien] comme président du pays [en 2019]. On ne joue pas avec la démocratie. Pour que Guaidó soit président, il faudrait qu’il soit élu. La bureaucratie ne peut pas se substituer à la politique. En politique, ce sont deux chefs d’État qui gouvernent, tous deux élus par leur peuple, qui doivent s’asseoir à la table des négociations, se regarder dans les yeux et parler.
Et maintenant, il m’arrive de regarder le président ukrainien parler à la télévision, être applaudi, recevoir une ovation de la part de tous les parlementaires [européens]. Ce type est aussi responsable de la guerre que Poutine. Parce que dans la guerre, il n’y a pas qu’un seul coupable. Saddam Hussein était aussi coupable que Bush [pour le déclenchement de la guerre en Irak en 2003]. Parce que Saddam Hussein aurait pu dire : « Vous pouvez venir ici et vérifier et je prouverai que je n’ai pas d’armes de destruction massive. » Mais il a menti à son peuple. Et maintenant, le président ukrainien pourrait dire : « Allons, arrêtons de parler de cette histoire d’OTAN, d’adhésion à l’UE pour un moment. Discutons d’abord un peu plus. »
Volodomyr Zelensky aurait donc dû parler davantage à Poutine, même avec 100 000 soldats russes à sa frontière ?
Je ne connais pas le président de l’Ukraine. Mais son comportement est un peu bizarre. On dirait qu’il fait partie du spectacle. Il est à la télévision matin, midi et soir. Il est au parlement britannique, au parlement allemand, au parlement français, au parlement italien, comme s’il menait une campagne politique. Il devrait être à la table des négociations.
Pouvez-vous vraiment dire ça à Zelensky ? Il ne voulait pas la guerre, elle est venue à lui.
Il voulait la guerre. S’il n’avait pas voulu la guerre, il aurait négocié un peu plus. C’est tout. J’ai critiqué Poutine lorsque j’étais à Mexico [en mars], en disant que c’était une erreur d’envahir. Mais je pense que personne n’essaie d’aider à créer la paix. Les gens stimulent la haine contre Poutine. Cela ne résoudra pas les choses ! Nous devons parvenir à un accord. Mais les gens encouragent [la guerre]. Vous encouragez ce type [Zelensky], et il se prend pour la cerise sur le gâteau. Nous devrions avoir une conversation sérieuse : « OK, vous étiez un gentil comédien. Mais ne faisons pas la guerre pour que vous passiez à la télé ». Et nous devrions dire à Poutine : « Vous avez beaucoup d’armes, mais vous n’avez pas besoin de les utiliser sur l’Ukraine. Parlons-en ! »
Que pensez-vous de Joe Biden ?
En fait, j’ai fait un discours louant Biden lorsqu’il a annoncé son programme économique. Le problème est qu’il ne suffit pas d’annoncer le programme, il faut l’exécuter. Et je pense que Biden traverse un moment difficile.
Et je ne pense pas qu’il ait pris la bonne décision sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Les États-Unis ont beaucoup de poids politique. Et Biden aurait pu éviter [la guerre], ne pas la déclencher. Il aurait pu parler davantage, participer davantage. Biden aurait pu prendre un avion pour Moscou afin de parler à Poutine. C’est le genre d’attitude que l’on attend d’un dirigeant. Intervenir pour que les choses ne dérapent pas. Je ne pense pas qu’il l’ait fait.
Biden aurait-il dû faire des concessions à Poutine ?
Non. De la même manière que les Étatsuniens ont persuadé les Russes de ne pas installer de missiles à Cuba en 1961, Biden aurait pu dire : « Nous allons parler un peu plus. Nous ne voulons pas de l’Ukraine dans l’OTAN, point final. » Ce n’est pas une concession. Laissez-moi vous dire une chose : si j’étais président du Brésil et qu’on me disait : « Le Brésil peut rejoindre l’OTAN », je dirais non.
Pourquoi ?
Parce que je suis un type qui ne pense qu’à la paix, pas à la guerre. […] Le Brésil n’a de différends avec aucun pays : ni avec les États-Unis, ni avec la Chine, ni avec la Russie, ni avec la Bolivie, ni avec l’Argentine, ni avec le Mexique. Et le fait que le Brésil soit un pays pacifique nous permettra de rétablir les relations que nous avons créées entre 2003 et 2010. Le Brésil redeviendra un protagoniste sur la scène mondiale, car nous prouverons qu’il est possible d’avoir un monde meilleur.
Comment allez-vous vous y prendre ?
Nous devons créer une nouvelle gouvernance mondiale. Les Nations Unies d’aujourd’hui ne représentent plus rien. Aujourd’hui, l’ONU n’est plus prise au sérieux par les gouvernements, car chacun prend des décisions sans la respecter. Poutine a envahi l’Ukraine unilatéralement, sans consulter l’ONU. Les États-Unis ont l’habitude d’envahir des pays sans demander l’avis de qui que ce soit et sans respecter le Conseil de Sécurité. Nous devons donc reconstruire l’ONU, pour inclure plus de pays et plus de personnes. Si nous faisons cela, nous pourrons commencer à améliorer le monde.